
– I –
C’était un matin superbe, un matin parfait, avec le meilleur ciel dont pouvait rêver le peintre débutant que j’étais encore
De gros nuages gris et lourds soulignés de l’argent ciselé de nuées plus claires sur un fond bleu acier attendaient l’apparition imminente du soleil sur la baie
C’est donc avec un bel enthousiasme que j’installais mon chevalet dans le sable, au ras du rivage. La marée remontait allègrement et ses nuances de vert m’offraient un merveilleux camaïeu
Le Nautilus, sous-marin mythique, adulé de tous, surplombait la baie en toute majesté. J’eus grand plaisir à retrouver sa silhouette familière imposante après des semaines d’absence loin du Crotoy. Il était assez proche du rivage et je ne me lassais pas d’admirer son long fuselage d’acier, oblong, gris foncé, qui se détachait sur l’horizon de la baie.
Je commençais à préparer mes couleurs, les triant avec soin lorsqu’un mouvement furtif, à peine perceptible attira mon attention. Je relevais instinctivement la tête afin d’élucider cette étrange impression :
Il bougeait !
C’était une légère oscillation d’avant en arrière, une sorte de faible tangage qui semblait vouloir s’accentuer.
La mer était plate, calme, pas de vagues, pas de vent… Je fixais le bâtiment avec stupeur. A présent il semblait descendre tout doucement dans l’eau comme s’il avait soudain décidé de rejoindre des profondeurs qui n’existaient pas. Il s’enfonçait dans le sable en silence, une force inconnue l’entraînait vers le fond l’effaçant du paysage à tout jamais…
En peu de temps il disparut complètement et ce fut comme s’il n’avait jamais été là.
Je ne pouvais le croire !
J’étais rentré de voyage très tard la veille après un interminable trajet en train et j’avais dormi toute la journée.. Ma première envie fut de rejoindre mon lieu favori après une longue absence de trois ans loin du Crotoy ; je l’avais quitté par la force des choses après la disparition du Nautilus. J’avais hâte de retrouver les paysages familiers qui m’avaient tant manqués. Je partis dons vers la plage, empreint d’une douce nostalgie. Le crépuscule inondait la baie d’une lumière étrange et inhabituelle ; je trouvais l’endroit étonnamment désert, aucune présence humaine ni animale… Le silence pesant s’alliait à la brume légère qui commençait à envahir la baie, créant un étrange sentiment d’oppression. Les noirs rochers qui bordaient la promenade déserte avaient des airs de fantômes menaçants. Je ne reconnaissait plus rien, tout semblait bouger, changer de forme et vouloir envahir les êtres et les choses.
La peur m’envahit de façon brutale et inexorable ; je m’éloignais et pris encore sciemment la direction du port, je pensais pouvoir y trouver chaleur humaine et réconfort, loin de cet endroit devenu soudain hostile. Je ne pouvais retrouver mon chemin habituel, j’étais perdu. Quand après une longue et angoissante errance, je pus enfin sortir du brouillard, quelques lumières m’attirèrent vers les habitations. Cela m’entraîna vers un petit bar vieillot, discret, à peine éclairé ; de vagues silhouettes apparaissaient à travers la vitre.
Lorsque j’y entrais avec espoir, trois hommes âgées, en habits de marins, accoudés au bar, se retournèrent lentement vers moi, leurs visages étaient gris, leurs yeux comme mort .
– II –

Je courais, éperdu, empli d’effroi après cette vision d’horreur et laissais loin derrière moi le bar et ses marins fantômes.
Une course folle m’entraîna de nouveau, inconsciemment vers la plage toujours baignée de brume. Je m’y enfonçais sans réfléchir perdant aussitôt tous mes repères.
Je réalisais que je marchais dans le sable d’abord humide puis gorgé d’eau. Mes pieds s’y enfonçaient, de plus en plus profondément et je compris alors mon erreur.
Les sables mouvants, dont je connaissais le danger depuis toujours commençaient à emprisonner mes pieds de leurs écœurantes succions. Je sus que c’était trop tard. Je fus happé jusqu’aux genoux par une force contre laquelle je ne pouvais pas lutter.
Lorsque je m’enfonçais jusqu’à la taille je compris que c’était fini pour moi. ma vie s’arrêterai sur cette plage de mon enfance.
Mon corps entier, paralysé : impuissant renonça à lutter. J’étais résigné.
C’est alors que je basculais dans une sorte de rêve éveillé.
J’étais maintenant totalement recouvert de sable et malgré tous mes yeux pouvaient tout voir autour de moi, un véritable paysage magique.
Je pouvais distinguer tous les cristaux de sable : les quartz blancs scintillants, les feldspaths aux couleurs variées, les micas feuilletés de gris et de noir, les grenats. Des débris de coquillages s’y mêlaient. Tout était net, baigné d’une intense lumière. D’innombrables habitants des profondeurs peuplaient les silicates : des crabes des sables appelés crabes taupes, des coléoptères divers, des isopodes et des amphipodes, des talitrus saltators dits sauteurs de plages, des toracophelius, vers de sable rouges vif, des étoiles peignées, des leptosynapes consignés dans leur galerie et même l’ophyture fouisseuse avec ses cinq bras géants ; tout un monde silencieux et secret.
Je poursuivais ma chute dans ce gouffre sans fin, qui m’amènerait peut-être au centre de la terre. Contre toute attente, mes pieds touchèrent une surface solide, rigide, apparemment métallique, puis je fus projeté à travers elle et atterrit aussitôt dans une vaste pièce haute de plafond, aux murs tapissés de papier peint et couverts de toiles de peintres.
Tout au fond trônait un orgue gigantesque. Tout autour de la pièce, diverses vitrines abritaient quelques raretés marines : coquillages, algues et autres spécimens inconnues.
De larges canapés apportaient un peu de chaleur à l’ensemble.
Je me croyais parti pour le centre de la terre, j’étais dans le salon luxueux d’un sous-marin.
– III –

Je sentis une présence en m’avançant vers le fond de la pièce. Je remarquai alors un énorme fauteuil capitonné dans lequel se lovait un vieil homme aux cheveux aussi blancs que sa barbe. Le visage ne m’était pas inconnu. Lorsque je m’approchai de lui il se leva et me tendit la main.
— Je vous attendais clama-t-il. Bonjour ! Je me présente : Victor Hugo ! écrivain du XIXème siècle né en 1802 et mort en 1885. Vous me connaissez peut-être ? Je souhaitais vous voir parce que j’ai eu connaissance de vos œuvres que l’on m’a vivement recommandées. Je vous dirai pourquoi plus tard. De plus vous avez assisté à la disparition de cet incroyable sous-marin. Vous y avez joué un rôle dont vous ignorez l’importance. Vous êtes le seul. D’ailleurs cela vous a causé bien des problèmes, j’en conviens. Vous savez sûrement que Jules Verne est venu au Crotoy pour y concevoir la maquette du Nautilus et y écrire son roman d’aventures Vingt mille lieues sous les mers. Il m’admirait beaucoup vous savez, mais je ne lui rendais pas la pareille. Cependant j’ai apprécié ce qu’il a accompli ici.
Je suis très heureux de me retrouver dans cette merveille de sous-marin. Je souhaitais rencontrer quelqu’un capable de reproduire à la perfection les paysages de la baie de Somme. Tout ce que j’ai aimé ici lorsque j’y ai séjourné avec ma chère Juliette en 1837. Lorsque j’ai arpenté la région en diligence, en carriole ou en bateau à vapeur et bien sûr à pied. Cette superbe plage du Crotoy orientée plein sud, la promenade sur la digue avec sa magnifique vue sur la baie, ses lumières changeantes et ses couchers de soleil exceptionnels.
Et je vois, à travers vos tableaux que les choses ont changé malgré tout… et je compte sur vous pour me décrire tout cela, mon jeune ami…
— Mon Dieu, Monsieur, même si je ne peux comprendre votre présence en ce lieu, pas plus que la mienne, sachez que je suis extrêmement flatté de vous rencontrer et de l’honneur que vous me faites d’apprécier mes tableaux.
Je crains que vous ne soyez un peu déçu du Crotoy de 2025 en comparaison de celui du XIXème siècle. Les paysages y sont bien sûr toujours aussi beaux : la baie, la plage… Cependant la ville a bien changé. Vous devez savoir que le tourisme s’y est beaucoup développé ainsi que les transports qui sont devenus très rapides. Vous avez connu les trains et les diligences et assisté à la naissance des voitures. Elles roulent maintenant très vite, sont très perfectionnées et envahissent tous les lieux. Des commerces appelés supermarchés peuvent vous offrir toutes les sortes d’aliments et d’objets ménagers. De nombreux restaurants sont installés un peu partout et notamment près de la mer. Il y a à présent un port de plaisance et différentes activités que vous ne pourriez imaginer. Le port de pêche ne peut plus accueillir de chalutiers car la baie est envahie par le sable. Ils sont maintenant au Tréport. Pour les touristes on multiplie les magasins de souvenirs et de produits régionaux . Un train touristique promène les estivants dans la baie. Un monument aux morts rappelle à tous les victimes de la grande guerre de 1914-18 qui fut meurtrière. Sachez qu’une autre a suivi de 1939 à 1945.
On peut toujours voir la maison de Jules Verne et non loin une fresque géante en son honneur réalisée par un graphiste local. La villa Le souvenir est devenue un hôtel appelé Les Tourelles. Beaucoup de quartiers de villégiatures ont agrandi la ville et enserrent à présent le bourg et soixante-quatre pour cent sont des résidences secondaires.
Je pourrais vous parler pendant des heures de tous les changements liés au progrès. Il serait amusant que vous appreniez comment on s’habille de nos jours. Vous pourriez être choqué. Mais j’aimerais à présent comprendre comment je suis arrivé là … et vous ? Car vous êtes mort, non … ?
– IV –

Le CROTOY : le corps d’un homme inconscient retrouvé en baie de Somme, une histoire hallucinante !
Le Courrier Picard 5 septembre 2025
Jeudi dernier, alors qu’ils faisaient leur jogging matinal, un couple de Crotellois a fait une étonnante découverte : le corps d’un homme allongé, inconscient, près de la grève.
Pensant être en présence d’un cadavre dans un premier temps, ils se sont rendus compte que l’homme respirait encore. Ils tentèrent sans succès de le réveiller. Il ne présentait aucune blessure apparente mais était couvert de sable et de débris de coquillages.
Alertés, les pompiers le transportèrent à l’hôpital de Saint Valéry sur Somme où il fut aussitôt pris en charge. D’après nos informations, l’homme aurait assez rapidement repris connaissance.
Il déclara qu’il s’était endormi la nuit près de la grève, épuisé par son retour en surface…
Intrigués, les médecins l’interrogèrent et c’est alors qu’il leur livra un bien étrange récit.
L’homme serait peintre, natif du Crotoy et se serait rendu dans le Nautilus ! Lequel se trouve enseveli dans la baie comme nous le savons tous..
Comment a-il fait ? Eh bien tout simplement en traversant une épaisse couche de sable !
Il est clair que, très probablement choqué par son état physique (il était épuisé) il était en plein délire.
Malgré cela il a livré une description très précise et réaliste.
Cet homme prétend être la personne qui aurait vu le Nautilus disparaître dans le sable il y a environ trois ans. Cela lui avait valu bien des critiques à l’époque puisqu’il était le seul à avoir assisté à la scène ; personne n’avait voulu croire à son histoire même si aucune explication n’avait pu être trouvé.
Certains ont prétendu qu’il avait inventé cette histoire pour faire parler de lui car, en tant que peintre, il n’avait guère de succès. Par la suite il avait été férocement harcelé sur les réseaux sociaux et avait fini par quitter la région.
Il prétend également qu’à son retour il avait rencontré trois fantômes dans un bar dont il est incapable de citer le nom et que c’est juste après qu’il s’est enfoncé dans le sable de la baie.
Il a même raconté les détails de sa traversée et son arrivée à bord du sous marin.
D’après nos sources, il y aurait rencontré Victor Hugo en personne !
Dans son délire, il a raconté que celui-ci adorait sa peinture et avait accepté de le laisser remonter à la surface en échange d’un tableau qu’il a dû exécuter sur place, cela lui ayant pris plusieurs semaines.
Pendant son séjour, Victor Hugo lui aurait expliqué que certains esprits après leur décès, avaient droit à certains privilèges et d’autres non. Qu’il y avait autant d’inégalités dans l’au-delà que sur terre ! Une sorte de système paradis, purgatoire et enfer .
Victor Hugo séjournait dans son paradis, celui qu’il s’était choisi, à savoir le Nautilus !
Allez savoir pourquoi ?
Mais pour la plupart, c’était bien pire expliqua-t-il…
Le récit insensé de ce pauvre homme nous permet de penser qu’il rejoindra bientôt un centre de santé psychiatrique où l’on espère qu’il recouvrera la raison.
D’après les toutes dernières nouvelles, l’homme refuserait de se séparer d’une pochette contenant une gravure ancienne représentant une pieuvre géante et intitulée Octopus .
Une enquête est ouverte pour en découvrir l’origine.