Nicole

– I –

C’était mon premier matin en Baie de Somme. Je venais d’être nommée au Crotoy. Une petite bourgade dans le Nord, enfin pour moi c’était bien le Nord. Vous imaginez mon état d’esprit, que dis-je mon désarroi !

Expédiée, factrice à mille kilomètres de chez moi, de mes chères Pyrénées, au bord de la mer… En terre inconnue donc.

Partie le plus tard possible avec ma vieille ZX, j’avais roulé  à toute vapeur , vers  l’aventure , qui m’attendait à Ch’Crotoé, peut être pour y rencontrer  l’homme des eaux  ou le capitaine Nemo

Alors, au petit matin, à la poste, prise de poste immédiate, le lendemain de mon arrivée, face à Victor Vanikoro, le percepteur  vous avez la tournée numéro deux, des écluses au chemin du marais, en passant par tout le centre ville. Ned land lui fait la numéro un, il fait les extérieurs. 

Le courrier trié, le plan de la ville en poche bien surligné respectant le sens de la tournée, la sacoche en bandoulière et celles du vélo bien remplies, la tournée m’attendait. Pas de temps à perdre, me dit, M Vanikoro, le courrier et le journal n’attendent pas. Personne ici pour vous aider, on est déjà en sous effectif. Vous commencez par la promenade Noiret, en sortant à gauche. Elle longe la mer. Vous avez le plan. 

Me voilà donc sur les quais, désorientée, et la mer… il n’y en avait pas. Pas d’eau, rien. Pourtant moi, la mer je connaissais. J’y allais dans les Landes ou au Pays Basque. C’était bleu, avec de grosses vagues écumantes de blancheur, de grandes plages de sable doré.

Ici rien de tout cela. Un truc tout plat, une étendue toute grise dans laquelle on ne voyait pas la différence avec le ciel, tout gris aussi. Cinquante nuances de gris, mais du gris, quoi. Au fond je pensais apercevoir une ville. Retour au plan, j’étais bien sur la Promenade Noiret.

J’allais commencer la distribution quand mon regard fut attiré par une masse sombre qui bougeait  au milieu de la mer. Elle arrivait de l’ouest. C’était encore loin et je ne distinguais pas bien. Jamais vu une chose pareille. Un animal énorme, fusiforme, un peu fluorescent, comme un énorme obus, face au soleil qui se levait à peine. Une baleine, un cachalot, un éléphant des mers … mes connaissances en la matière étaient bien peu importantes. Certes j’avais vu des photos, mais je ne savais pas s’il y en avait ici. J’avais lu qu’il y avait des phoques alors pourquoi pas. Le chose avançait, tranquille, glissant sur cette étendue que je croyais faite que de sable. Comment un animal pouvait-il nager sur le sable ?

Alors plutôt une machine, un bateau ? Aucun signe de vie humaine, aucun bruit n’émanait  de la chose, et puis un bateau il faut aussi de l’eau. C’était trop loin et trop étonnant. Personne à cette heure matinale, pour me renseigner. Sûr que M Vanikoro se moquera de moi.

Mais j’étais happée par cette vision étrange, l’inquiétude me gagnait. Pour autant, je ne pouvait détacher mon regard de la chose.

Soudain, je vis l’avant s’enfoncer, tel un suppositoire, s’enfoncer dans ce sol mou de sable et d’eau comme du sable mouvant. Un tunnelier ? J’en avait vu forer la roche pour ouvrir la route du Col des Bordères. Lentement, inexorablement, la machine ou l’animal se fondait dans le sol, jusqu’à son entière disparition. Je restais longtemps, trop longtemps scotchée, attendant quelque chose.

Jeanne, mais que faites vous donc là ! Vous n’avez pas encore commencée la tournée. Incroyable, les clients attendent. Surtout « Le courrier Picard », les nouvelles quoi ! Plusieurs déjà ont appelé à la Poste. M Vanikoro hurlait après moi, à juste titre. Dépêchez vous et on verra cela tout à l’heure

Doucement, je reprenais mes esprits, j’enfourchais le vélo et commençais la distribution.

A la fin de la tournée, j’avais fini bien en retard. Je me demandais comment expliquer cette chose, sans risquer trop de moqueries. Après tout c’était peut être un truc normal, ici. Maintenant je voyait de l’eau envahir la baie. D’abord comme une rivière au milieu, des bateaux commençaient à y passer, un chenal balisé de poteaux verts et rouges. Certainement une baleine géante, ou un sous marin comme le Nautilus puisque j’avais lu que Jules Verne était passé par ici.

Alors pas question d’expliquer quoi que ce soit au percepteur. Profil bas ! D’ailleurs il n’attendait pas de commentaires. Il m’attendait de pied ferme avec mon collègue, qui avait bien entendu terminé sa tournée et commencé le tri pour le lendemain. L’atmosphère était lourde dans la salle de tri. Recevoir une jeune femme, qui arrivait d’on ne sait où, néophyte comme nouvelle collègue était pour eux une aberration, alors  que le petit Conseil faisait bien le boulot, sérieux lui et rapide

Poussée à bout, ne supportant pas leurs remarques et sous entendus, je finis par raconter ce qui m’avait tellement impressionnée le matin. Ma surprise, ma peur même. Plus j’essayais de dire,   d’expliquer plus je sentais que je m’enfonçais à leurs yeux, je m’enfonçais dans le marais comme la chose. Je me suis mise à hoqueter, à pleurer et eux souriaient goguenards.   Mais voyons c’est bien le Nautilus, le sous marin de Jules Verne , il revient ici de temps en temps pour effrayer les innocentes. Attention de ne pas sombrer avec lui !  Ils riaient alors à gorge déployée.

Quelques jours plus tard, le courrier Picard relatait le passage d’un étrange engin dans ces colonnes.

 

– II –

Mes jours de congé, je les occupais à sillonner, à apprivoiser les contours de la baie. A marée haute sur la jetée, souvent au-delà sur les plages découvertes, je cheminais au milieu du chiendent des sables  ou gazon d’ olympe, de l’oyat qui aime le sable, d’ailleurs oyat signifie qui aime le sable en picard, de l’onagre belle de nuit, de la silène enflée, jusqu’à cette bande jaune foisonnante  de pavot cornu, de lanier écorniflé, au nord ouest du Crotoy, lorsque la baie se referme. J’étais seule, peu de promeneurs allaient par là, préférant le bord de la digue Noiret. J’aimais y traquer la vipérine et sa hampe de fleurs roses en bouton puis d’un bleu intense à maturité.

A marée basse, mes pas me menaient sur l’estran, sur la prairie marine, la spartéine de Tomnsend, plante pionnière de la baie qui la colonise inexorablement au grand dam des pêcheurs à pied qui voient la population de palourdes et de coques disparaître. Je découvrais moult autres plantes.  La salicorne est la plus connue, délicieuse en salade, la passe pierre comestible aussi, se déguste comme des haricots verts, les pompons ou soude-maritime prisé des locaux. Pour ma part, je me méfie de la soude. Obione, faux pourpiers pour les vitamines, cochléaire officinale pour ses vertus laxatives, arroche hastée pour purifier l’organisme,  armoise maritime tonifiant de la digestion …Bref une pharmacie à ciel ouvert que je foulais bottée. 

Peu de promeneurs dans mon secteur de prédilection, pour autant je ne me sentais pas seule. Les oiseaux m’accompagnaient. Avocettes élégantes à bec retourné, pluviers à collier interrompu, canards siffleurs, huîtriers pie sans oublier mouettes et goélands . Comment d’ailleurs les oublier, tant leur cris sont permanents. J’admirais les moutons des prés salés, qui me rappelaient mes estives et les chevaux Henson, vrais tondeurs des prairies, tellement utiles à l’entretien des prés du marais.

Parfois, je pouvais apercevoir les phoques veau marin se dorant la moustache sur des bancs de sable. Je m’aventurais peu à la pêche à pied, le corps y est soumis à rude épreuve et déjà mes sacoches de courrier m’amenaient quelques douleurs au dos. Alors travailler toujours courbée, en terrain glissant, pour revenir chargée de sacs de coques ou autres crustacés, très peu pour moi. D’ailleurs la faune marine m’était complètement inconnue, moi qui ne connaissait guère que les truites en milieu naturel. Et personne ne m’avait proposé de m’initier.

J’aimais par contre les fouler ces coquillages qui crissent sous les bottes, poursuivre quelques crabes et macropodes à rosties, admirer les méduses bleues échouées à marée basse, les vers et autres blennies, les galathée à longues antennes…

Si je commençais à m’accoutumer aux lieux et à apprécier les longues promenades, j’avais du mal à m’intégrer à la population. J’étais l’étrangère avec son accent bizarre qui avait pris la place d’un des leurs. Mes collègues ne m’aidaient pas.

Bref, je découvrais ce monde foisonnant, étrange,  extraordinaire.

Mes pas me portaient toujours plus loin, vers là bas, au milieu de la baie où je l’avais vu le premier jour. 

Ce jour là, un dimanche de septembre, j’y allais inexorablement.

Pourtant, ils m’avaient tous bien prévenue. Jamais traverser la baie seule. Il faut un guide. En plus impossible en ce moment, c’est des marées à fort coefficient, les  grandes marées  et il y risque d’y avoir le mascaret. Personne ne peut traverser. Faut rester chez toi !

Mais voilà, il m’était impossible de résister. J’étais hypnotisée, le cerveau au repos et c’est les jambes qui décidaient. De toute évidence j’avais perdu le contrôle. J’avançais assurément, fatalement vers l’endroit. L’eau montait déjà. L’eau avait atteint mes genoux et rentrait dans mes bottes, les sables mouvants rendaient ma progression difficile, je forçais toujours en avant, en avant, de plus en plus difficilement. Soudain une grosse vague déferla sur moi, une vague digne de celles du Pays Basque, une vague à surfer, mais au lieu de sauter, de la passer je me laissais aller en elle. Je fondais dans cette eau, ballottée, tourneboulée, emportée, aspirée par ce mélange de mer et de sable sans aucune réaction, sans aucune peur. Peut-être ai je perdu connaissance, conscience c’est sûr.

Soudain je compris, j’y étais, j’étais arrivée, je l’avais retrouvé. Ce n’était pas une illusion, ni une légende. Le courrier Picard avait relaté l’évènement aussi. Il y avait bien un sous-marin. Toute mes pérégrinations m’amenaient à lui et la vague m’y avait déposée. Je pénétrais par une grosse porte rouillée.

Je me croyais partie au centre de la terre et j’étais dans le salon luxueux d’un sous marin.

– III –




–Je vous attendais ! 

Face à moi, dans ce salon-bibliothèque,  se dressait un vieil homme, corpulent encore, l’œil pétillant, Victor Hugo !.

 Dites donc vous êtes nouvelle ! Vous venez d’où ? Vous en avez mis du temps. Cela fait plusieurs jours qu’on est remontés à la surface et replongés. Votre collègue, il comprenait plus vite. Vous avez les esgourdes bouchées, les yeux pleins de m…, ou la comprenette déficiente ?

Et votre sacoche, vous l’avez prise ? Ça va être lourd ! J’ai beaucoup écrit moi, ces derniers temps. J’avais arrêté pendant un moment mais bon on s’ennuie un peu au fond.  Ça a dû bien changer là-haut, et plus personne ne descend nous voir. C’était mieux avant.

Le premier à venir nous retrouver, ce brave Jules… vous savez bien Jules Verne. Je lui en ai pas mal fourni des romans, toujours des histoires extraordinaires.

Voyage au centre de la terre, l’île mystérieuse, vingt-milles lieues sous les mers. C’est notre préféré d’ailleurs, on y est resté sous la mer. Après il a continué tout seul. Il ne venait plus. Dommage, on se marrait bien. Parfois il descendait avec un ami peintre, Toulouse Lautrec. Juliette ne l’aimait pas trop. Il avait une sacré descente celui là, il nous apportait de l’absinthe, fort bonne. Il paraît que c’est interdit maintenant.

Après, c’est cette chère Colette. Celle là,  Juliette l’aimait bien. Faut des plaisirs lorsqu’on vit ici-bas depuis si longtemps. Et sa copine aussi, comment tu dis Juliette ?

Oui , Missy c’est ça.

Tu l’aimais bien aussi, non.

Pour elle, j’ai fait « Les vrilles de la vigne », « Le voyage égoïste », quelques autres mais c’est difficile d’écrire pour une femme. Et puis comme tous, elle s’est bien débrouillée seule après. Il paraît qu’elle a même encore du succès.

Qui d’autres encore, ah, oui Jean Echenoz, on faisait des livres à la manière de polars, disait-il.

Alain Mabauckou, un jeune africain, il était venu avec Michel Le Bris. Je lui filais surtout des poèmes pour payer ses études, disait-il. Il a dû les finir aujourd’hui. Ils m’oublient tous, à un moment donné.

Alors, faut que je me débrouille autrement.

Ta mission, ma belle, tu remontes les manuscrits, tu trouves un auteur crédible. Ton collègue il savait bien y faire. Musso, Lévy, Martin Lugant, Arto Paasilinna… Sa fortune faite, il a démissionné de la poste et il est parti aux Bermudes où son avion a sombré. Je m’en veux un peu, le dernier manuscrit que je lui ai donné, se passait dans le triangle des Bermudes. On en revenait, il a voulu aller voir, c’est sûr. 

Bon, voilà, les nouveaux manuscrits, c’est du genre policier. Ça me détend,  maintenant, de faire mourir des gens. Tu trouves un auteur, Joël Dicker, ou un finlandais, un islandais… il paraît qu’ils sont bons. Tu vends les manuscrits, tu négocies au mieux, tu te débrouilles. On partage. Tu me laisses le magot en poste restante.

Ça va la petite, tu as bien compris ?

Après, tu partiras où,  toi ? Tous me lâchent très vite. Ils quittent  cette baie. Ça a beaucoup changé parait-il. Tu partiras où toi ?  

–Moi,  la mer, c’est pas trop mon truc. Je suis née sur les hauteurs, en montagne. Les Pyrénées, vous y êtes venus avec Juliette.  Voyage en Pyrénées. Elle était plus vaillante Juliette pour grimper les sommets et sauter les cascades, je suppose. Vous n’en parlez jamais dans le livre. Bien sûr, Adèle ne devait pas savoir. Dites donc, elle y croyait vraiment à vos fausses excuses pour entreprendre des voyages seul. Comme ici, d’ailleurs.

Alors si je deviens riche, j’irais à Pasajes et j’achèterais la maison sur le port que vous aviez habités.

Que vous dire du Crotoy aujourd’hui. Sûr que cela a bien changé. Quand vous avez fait la descente ce devait être un petit village de pêcheurs, il reste leurs maisons basses accolées. C’était déjà un peu balnéaire quand même puisque vous y êtes venus et d’autres célébrités aussi.

Déjà il devait y avoir quelques belles maisons de briques rouges de style flamand comme la villa Marguerite, il en reste aussi quelques une encore, celle d’Emile Alexandre Taskin pour ses enfants Felix, Suzanne Madeleine avec des bow-windows qui vous rappelleraient Guernesey, la villa des tourelles de la famille Guerlain, bien sûr celle de votre ami Jules, rue Jules Verne. Par contre on ne retrouve pas celle de Colette ni traces de votre passage…  La tour où a été enfermée Jeanne d’Arc tombe en ruine, ils ont mis une statue sur la place pour rappeler son passage, à elle !

L’église est toujours à sa place, austère et massive, elle dénote un peu aujourd’hui dans cette ville qui se veut plus riante. L’aviez vous visitée ? Des ex-votos en forme de bateau flottent, suspendus à la voûte. Ils rappellent le courage des travailleurs de la mer , marins et pécheurs.

Des pêcheurs il n’y en a plus beaucoup, ils ont érigé un monument en l’honneur de tous ceux qui sont morts en mer. Vous n’y êtes pas inscrit , où avez vous sombré ?

La ville est plutôt peuplée de touristes, et pas que des célébrités en villégiature. C’est de la masse maintenant : des parisiens, surtout à cause des congés payés… cinq semaines aujourd’hui et les RTT (réduction du temps de travail), des belges, des anglais, des allemands, des gens d’Europe de l’Est et des asiatiques aussi. Tout le monde voyage au XXIème siècle.

Ils viennent en train mais celui qui sillonne la baie, est devenu un train touristique avec commentaires en diverses langues. En automobile, en van, en camping car, habitacles à quatre roues plus ou moins grands, un volant pour diriger et parfois beaucoup de bruit, klaxon, moteur, et surtout lorsque les passagers écoutent la radio à tue tête, pas toujours du Mozart. Les vans et camping-cars sont les plus grands, ils permettent de dormir, de cuisiner, de manger à l’intérieur. Il forment une haie serrée à l’est de la ville où ils stationnent nombreux. En avion parfois, un engin volant dans le ciel ultra rapide pour relier les continents entre eux, les frères Caudron, pionniers de l’aviation ont d’ailleurs fait une école de pilotage de ces engins au Crotoy. Leur maison est encore sur la jetée. 

Alors on a construit, des routes à double sens et à sens unique, des interdits de rouler, de stationner dans les rues, des parkings pour stationner les voitures, des parcmètres pour faire payer les parkings, et on ajoute motos, vélos et trottinettes pour éviter les encombrements , aujourd’hui on dit les bouchons. Ça roule, ça klaxonne, ça jure et s’insulte au volant. 

On a construit et on construit encore, des maisons, des immeubles, des lotissements…les plus prisées sont ceux avec vue sur la mer. Alors sur la jetée, les résidences ont pris de la hauteurs et s’alignent jusqu’au marais.

La baie a été fermée par des écluses, construites par Ferdinand de Lesseps, plus connu pour le canal de Suez. Ils espéraient éviter l’ensablement, pour autant le port de pêche ne peut plus accueillir les chalutiers. Seuls les bateaux de plaisance peuvent encore venir s’y amarrer. Moins de marins et plus de touristes, encore .

On voit fleurir, des agences immobilières pour vendre ou louer les appartements, des commerces de souvenirs, de produits dits régionaux, des marchands de cartes postales… même si leur vente devient plus difficile,  les gens ont tous un smartphone, un appareil incroyable qui permet de téléphoner, d’envoyer messages et photos, de se diriger grâce aux plans fournis par le GPS…  Il n’est pas  rare de croiser les personnes parlant à leur petite boîte, scrutant leur plan, s’écraser sur un poteau de signalisation, banc ou autre obstacle de la rue, traverser sans faire attention, risquer l’accident et recevoir une injure   

On trouve aussi bien sûr, des hôtels, des restaurants et autres brasseries, des établissements fastfood pour se restaurer. Les rues sont parsemées de poubelles avec leurs sacs plastiques pour accueillir bouteilles et barquettes de même matière. Je suis sûre que vous voyez parfois, ces déchets en polymère, atterrir près de vos hublots. Ils jonchent la plage, se faufilent entre les cailloux de la digue de protection érigée après l’inondation de 1987, finissent dilués par l’eau salée. Les poissons se goinfrent de ses micro plastiques et toute la chaîne alimentaire est polluée. 

Que du négatif me direz-vous ? Non, le soleil est toujours là et nous réchauffe souvent de ses rayons, la baie se remplit et se vide toujours au rythme des marées changeant le paysage sans cesse. Le ciel et ses jeux de nuages nous donne un festival de couleurs, du gris acier au rouge chatouillant, des bleus de toutes sortes, des jaunes étincelants.

Les gens d’ici peuvent être sympathiques, surtout lorsque la horde des touristes de l’été est partie que tout redevient plus calme, plus à eux. Ils aiment toujours leur baie et veulent la préserver. Ils me saluent et me plaisantent sur mon accent, m’offrent des coques et des crevettes qu’ils savent encore aller traquer à marée basse.

Lorsque l’été finit, le Crotoy redevient un peu le village que vous avez connu. Comme vous des artistes y viennent encore pour trouver l’inspiration, surtout des peintres et des photographes, connus ou méconnus.

Peut-être pourriez-vous revenir faire unes escapade aussi et apprécier l’atmosphère tranquille du mois de septembre.

Bon mon cher Victor, vous me permettez cette familiarité ? C’est vous qui m’avez attirée ici-bas. Je ne m’ennuie nullement mais il faut que je remonte. Demain lundi, faut que je sois à la poste pour la distribution, et même si le courrier devient plus rare, les abonnés du Courrier Picard  détestent attendre et le receveur M Vanikoro n’est pas facile.

J’accepte la mission, Joël Dicker, je ne compte pas sur lui, il a déjà beaucoup de succès à force de faire disparaître ses personnages. Par contre, je connais quelques écrivaines talentueuses qui auront plaisir, au moins, à vous lire à nouveau. Un collectif, pourquoi pas. Il suffira de trouver l’éditeur. 

 

– IV –

Le courrier Picard : Rubrique faits divers – lundi 22 septembre – de notre correspondant en Baie de Somme

Un corps de femme inanimée a été retrouvé sur la plage du Crotoy ce matin.

Lundi 22 septembre à 9h , un SMS des pompiers me signalait qu’ils se rendaient sur la promenade Noiret au Crotoy. Un couple de joggeurs avait découvert le corps inanimé d’une jeune femme sur la grève.

Je me précipitais sur le site. Les pompiers arrivés sur les lieux, tentaient de réanimer la malheureuse, les policiers empêchaient de s’approcher formant un cordon de sécurité pour favoriser les actions des pompiers.

Je ne pouvais alors qu’interviewer les deux joggeurs encore sur place.

En vacances au Crotoy, ils passaient chaque jour à cet endroit, faisant leur entraînement quotidien pour participer au marathon de Rouen qui devait se dérouler en fin de semaine.  Il n’avait pas repéré cette forme recroquevillée prés des rochers de soutènement de la digue lors de leur premier passage vers 7 heures. A ce moment ils courraient sur la jetée, le sable étant encore trop mouillé. Ils ne peuvent dire si le corps était déjà là. Ce n’est qu’à leur retour, la marée étant descendue, et évoluant sur la plage qu’ils ont été intrigués, tout d’abord, par une sacoche de la poste éventrée sur les rochers. Un peu plus loin, gisait de la jeune fille, inconsciente.

Ils ne pouvaient m’en dire beaucoup plus. Comme elle était encore habillée, ils n’avaient pas constaté de blessure. Cependant ses habits étaient souillés, un peu déchirés et elle n’avait plus qu’une botte. 

Ils étaient frigorifiés dans leur tenue de running, et avaient hâte de quitter les lieux. Les policiers  acceptèrent leur départ, après avoir noté leur identité. Les joggeurs devraient être convoqués rapidement. 

Pendant ce temps, les pompiers ont transporté la jeune fille encore inconsciente dans l’ambulance, et toute sirène hurlante, ils sont partis vers le centre hospitalier de la Baie de Somme à Saint Valéry où elle devrait être prise en charge par l’équipe médicale des urgences.

Un des pompiers, encore sur place me dit : Elle a dû s’endormir la nuit près de la grève. On la connaît, c’est la nouvelle factrice  du Crotoy. Elle venait souvent se poser là, sans bouger, regardant l’eau et les nuages. Pas très causante. Elle est pas d’ici !

Repensant à ce que m’avait dit les joggeurs, je retrouvais la sacoche un peu plus loin dans les rochers et je la rapportais à la poste pour recueillir le sentiment de ses collègues.

Ils n’étaient pas encore au courant, pas bien inquiets et déjà râlant, en colère contre la factrice qui passait trop de temps à rêvasser sur la grève, ne s’intégrait pas bien à la région…

En colère aussi contre l’administration qui les laissait en sous effectif et qui envoyait des gens de bien loin alors qu’il y avait des compétences ici. …

Le téléphone sonnait, déjà les abonnés réclamaient leur journal. Ça doit vous faire plaisir, à vous non 

« Ou bien elle a tenté la traversée hier, bougonnait Ned Land, le collègue de la factrice. On l’a pourtant bien prévenue, trop dangereux, surtout avec les coefficients d’hier. Elle est pas d’ici, elle connait pas la baie, et puis pas bien maligne la petite. D’ailleurs à son arrivée, le premier jour je crois, elle a dit qu’elle avait vu une chose énorme s’enfoncer dans le sable de la baie ».

Hélant M Vanikoro, « vous vous souvenez, chef, On lui a dit que c’était le Nautilus qui revenait de temps en temps…  On a bien rigolé » 

L’ambiance à la poste n’était pas favorable à la jeune factrice. Difficile de s’intégrer loin de chez soi, dans un milieu masculin pour une jeune fille , je quittais les lieux, décidé à poursuivre mon enquête. Simple endormissement sur la plage, accident, noyade, suicide, mauvaise rencontre…

Rien n’était à exclure. 

Repensant à ce que m’avait dit le facteur, on avait, en effet, publié une dépêche il y a quelques mois évoquant un objet oblong aperçu, remontant le chenal, au large du Crotoy, et semblant s’enfoncer dans la baie 

Certains avaient émis l’hypothèse d’un sous marin russe égaré près de nos côtes ou de l’Otan faisant des exercices. En ces temps troublés, cela ne paraissait pas impossible. L’armée, la grande muette n’avait pas souhaité communiquer sur cet épisode et même suggéré que nous ne poursuivions pas nos investigations. Alors, devoir de réserve ou l’été approchant., plus rien sur la question.

Mercredi 24 septembre. SMS de l’hôpital. Jeanne B est sortie de son coma.

Je me précipitais à Saint Valéry pour aller l’interviewer. Elle avait déjà quitté l’hôpital sans prévenir quiconque.

Aux soignants qui avaient pu lui parler, elle avait obstinément refusé de dire ce qui s’était passé la journée du 21 et la nuit suivante.

Un infirmier me dit que dans son délire, elle invoquait Victor Hugo, le Nautilus, des manuscrits, la sacoche sans que personne ne fasse le lien. Confondait-elle Victor Hugo et Jules Verne ?

Elle était très agitée. Elle voulait remonter.

Dans la sacoche, j’avais trouvé quelques feuillets encore lisibles d’un manuscrit, intitulé :

« La jeune fille qui scrutait la baie »  

On retrouva d’autres feuillets échoués durant quelques temps sur les grèves du Crotoy et de Saint Valéry, souvent illisibles dilués par l’eau salée.