
– I –
Mon équipage et moi-même devions faire escale à Dieppe pour décharger les bananes venues de Martinique lorsqu’un communiqué m’interpela. Il y était question que le Nautilus depuis longtemps échoué en baie de Somme commencerait à s’enfoncer dans le sable. Trouvant cette information mystérieuse, je décidai de faire halte au port du Crotoy pour en apprendre davantage. Mes hommes, peu enclins à rester à bord, je leur octroyais une après-midi de quartier libre qu’ils acceptèrent sans discuter.
Quant à moi, ma curiosité piquée au vif, je me dirigeais vers la promenade pour contempler ce spectacle incongru. Pourquoi incongru ? Je savais qu’il existait des sables mouvants mais de là à engloutir un tel monstre d’acier, fallait-il qu’ils soient gourmands !
Une brume légère flottait sur l’horizon excepté à l’endroit où se trouvait le sous-marin échoué. Je discernais parfaitement sa coque pourtant je pris mes jumelles pour mieux scruter sa désintégration car, tel un puzzle qu’un enfant aurait détruit après l’avoir terminé, le navire rongé par la rouille s’écroulait lentement. Le bruit faisait fuir les goélands intrigués par les soubresauts récurrents du Nautilus qui refusait de se laisser happer par les sables mouvants. Que l’agonie fut longue pour ce navire de légende ! Pourtant, j’en avais vu des navires en perdition, des sauvetages inespérés, d’autres malheureusement ratés mais ici, que personne ne puisse l’aider à mourir en toute dignité me blessait terriblement. Mon âme de marin souffrait d’une culpabilité inédite alors qu’après tout, ce n’était plus désormais qu’un immense tas de ferraille enseveli seconde après seconde. Quelques larmes coulèrent sur mes joues lorsque je pris conscience que seul un linceul de brume prouva sa complète disparition.
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Aujourd’hui, lundi 22 septembre, je me retrouve sur la plage où a eu lieu la disparition du Nautilus. C’est un début de matinée comme tant d’autres, où la lumière du soleil varie de minute en minute donnant lieu à des changements incessants de couleurs de la plus douce à la plus chatoyante. Un arc-en-ciel s’invite même quelques secondes alors que la pluie n’est pas encore présente. Je me souviens de l’atmosphère un peu ésotérique la dernière fois que j’étais venu. Terres et plages confondus sous une lumière blafarde. De quoi épouvanter n’importe quel passant. Là, justement, ils baguenaudent tranquillement le long de la promenade, certains complètement indifférents à la beauté du paysage, écouteurs sur les oreilles, téléphone à la main se marrant comme des baleines au lieu de tenter de voir phoques et macareux.
D’autres, photographient en rafales ledit paysage tout en sachant que ces images resteront bien enfouies dans la mémoire du téléphone. Ma mémoire, elle, reste fidèle – enfin je le croyais, car impossible de repérer l’emplacement exact du Nautilus. J’espérais au moins qu’une stèle telle un phare indiquerait l’endroit de cette disparition. Mais rien de rien ! Pour le coup, les émotions que j’avais ressenties autrefois ont elles aussi disparu, ensevelies à jamais. Malgré tout, peut-être, l’âme du Nautilus flotte-t-elle encore ici ?
J’ai entendu dire qu’à chaque changement de saison, des remous inquiétants se produisaient systématiquement à un endroit précis que les marins toujours superstitieux appelaient « le Hublot de l’enfer » référence à cette douloureuse histoire
– II –

Vendredi 20 mars, premier jour du printemps, je revins au Crotoy déterminé à trouver le fameux Hublot de l’enfer. Cette histoire m’avait laissé sur ma faim et mon devoir me dictait d’aller vérifier ces allégations. Nul besoin d’un gros bateau, un petit rafiot ferait l’affaire, j’avais connu d’autres remous bien plus dangereux lors d’une de mes diverses navigations. J’embarquais donc et ramais vigoureusement lorsque brusquement une force irrésistible me fit basculer par-dessus bord et m’entraîna irrémédiablement vers le fond. J’aurais pu avoir peur, être terrorisé mais à ma grande surprise, non. Mes pieds touchèrent le sable qui, ayant reçu le sésame s’ouvrit devant moi. Une lente aspiration débuta et, s’offrit à moi le plus merveilleux des spectacles. Quartz, micas, feldspath, constituants des sables mouvants qui m’engloutissaient, brillaient de mille feux. C’était pour eux une lutte de tous les instants, l’ilménite et la monazite se trouvant bien du mérite, le rutile lui sirutilant rutilait à qui mieux mieux. Le zircon possédait bien d’autres qualités depuis un large éventail de couleurs jusqu’à être une pierre semi-précieuse mais visiblement avait beaucoup de mal à se faire une place, aussi se faisait-il souvent passer pour un con.
Mais ce n’est pas tout, il fallait serpenter les rouges arénicoles, les trématodes plats à ventouses dont je me méfiais particulièrement et d’autres vers de vase invasifs. Coques et palourdes s’ouvraient généreusement tout en filtrant leur nourriture. Bientôt des nuées d’amphipodes m’accompagnèrent comme ces puces de mer qui se déplaçaient par de petits bonds. Elles m’indiquaient le chemin. Mais quel chemin, vers quelle destination ? Les lucioles de mer statiques balisaient semble-t-il le trajet de leur lueur phosphorescente.
Fasciné, comme hypnotisé par cette faune sous-marine dont chaque famille semblait avoir un rôle défini, j’arrivai tout à coup devant le Nautilus reconstitué. Quelle aventure, moi qui l’avais laissé quasiment en miettes ! Une armée d’isopodes de toutes tailles gardait son entrée. Me laisserait-elle pénétrer à l’intérieur ? J’en étais là de mes réflexions quand un crabe bleu en costume sable beige, du genre décapode Callinectes Sapidus m’accosta en me serrant la main. Respectueux, je fis de même et lui serrai la pince qu’il avait vraiment franche. C’est lui qui en tant que majordome royal avait seul le droit d’accès aux entrailles du vaisseau. Ce qu’il fit de bonne grâce. Tout d’abord, je me faufilais par le hublot ce qui ne fut pas une mince affaire, ma corpulence n’étant plus celle de mes vingt ans. J’atterris dans un corridor sombre où le vertige m’agressa. Mes repères avaient disparu et je ressentais un sentiment d’oppression. Voyant que j’étais déstabilisé, d’un coup de patte bien ajusté dans le tibia, il m’entraîna vers une bibliothèque mirifique. Des centaines d’ouvrages alignés sur des étagères en bois d’ébène prouvaient que rien n’avait changé. Ils n’étaient ni moisis, ni abîmés, même la poussière déposée avait des reflets d’argent. La visite se poursuivit par le centre de commandement de cette machine où cuivres des baromètres, sextants et autres instruments de bord resplendissaient comme astiqués le jour même. J’en prenais plein les yeux , me demandant comment cela était possible.
Mon hôte m’appréhenda d’un autre coup de périspode (patte) et me guida vers la dernière salle alors que perplexe je me croyais parti pour le centre de la terre alors que j’étais dans le salon luxueux d’un sous-marin
– III –

—Je vous attendais, nous vous attendions, mon amie et moi. Figurez-vous que nous étions les invitées-surprises de mon confrère Jules Verne. Sa modestie légendaire faisait qu’il ne pouvait s’empêcher de raconter ses aventures extraordinaires à ses amis de passage. Il recueillait nos avis sur ses différentes idées et en profitait pour peaufiner ses histoires. Cela explique en partie la longueur de ses récits. C’était cependant un homme charmant qui lorsqu’il terminait un ouvrage nous le faisait lire avant de l’éditer. Nous avons découvert qu’il adorait la mer et même qu’il n’écrivait que sur son bateau mais pas dans le sous-marin. Celui-ci possède une immense bibliothèque où sont rangés auteur par auteur, ses romans préférés. J’ai bien entendu vérifié si mes livres y figuraient, mais non ! Autant vous dire que ma fierté en a pris un coup. Pourtant il ne semblait en aucun cas misogyne, ce que nous n’aurions pas supporté de toute façon. Je préférais donc penser qu’il avait un goût prononcé pour les récits de voyages rocambolesques contrairement à mes écrits romanesques. La mer, nous ne la connaissons que depuis que nous habitons le Crotoy et encore en été. L’hiver, nous optons soit pour une vie parisienne pleine d’imprévus. Nous nous ressourçons en Bourgogne dans ma maison natale. Donc, voilà pourquoi nous sommes ici, enfermées dans ce fichu Nautilus. Je suis particulièrement heureuse de vous rencontrer car, en tant que capitaine, j’espère que vos compétences en matière de navigation pourront nous extraire de ce fichu Nautilus. Voyez comme nous dépérissons ! Si vous êtes aussi fin observateur que moi, vous aurez remarqué que toute la mécanique parait en bon état. S’il vous plait, cher capitaine, sortez-nous de ce satané corset de ferraille afin que nous puissions profiter à nouveau de notre liberté chérie
— Mesdames, comptez sur moi pour vous ramener à la surface. Bien qu’étant marin depuis plus de trente-cinq ans, je n’ai jamais aimé être enfermé et encore moins dans un sous-marin. Depuis combien de temps êtes-vous là Mesdames ? Surtout, ne répondez pas immédiatement. Mais quelle que soit la durée, je peux vous assurer que lorsque nous serons de nouveau à flots, vous découvrirez un monde que vous ne soupçonniez pas, même dans vos rêves les plus insensés. Imaginez-vous Madame Colette que votre ravissante villa a été détruite pour laisser place à une résidence destinée aux touristes de passage. Et il y en a eu des dizaines et des dizaines car le village est devenu extrêmement convoité. C’est désormais une ville un peu fantôme l’hiver mais très attractive le reste de l’année.
Des guides professionnels encadrent des groupes de touristes pour la traversée de la baie. Peut-être y avait-il des phoques à votre époque ? Dorénavant nous les observons à la pointe du Hourdel. Les antiques voitures ont elles aussi disparu happées par une civilisation toujours plus avide de progrès. Leur taille démesurée proportionnelle à la richesse de leur propriétaire défigurent le front de mer. Par conséquent des parcmètres fleurissent un peu partout rançonnant touristes et population locale.
Des toilettes publiques, bien utiles ma fois, encouragent les promeneurs à ne pas souiller la baie comme le fit Monsieur Toulouse Lautrec. Il prit un malin plaisir à se faire photographier pantalon baissé sans aucune honte. Je vous vois sourire mais cette anecdote est véridique. Bon, passons.
En revanche le train à vapeur reliant le Crotoy à Saint-Valéry sur Somme n’a pas changé mais sa vocation, elle, oui. Permettre le temps d’une excursion, de retrouver le passé, votre passé, Mesdames. (Doux regard de Missy pour vers Colette). Le grand Jules Verne n’a pas de statue lui, contrairement à Jeanne d’Arc qui a été emprisonnée ici avant son procès à Rouen. Juste une rue très fréquentée pour sa maison et sa fresque géante signée d’un artiste local. Elle relate les événements perpétrés lors de son odyssée sous-marine. Elle est magnifique, bouleversante, vous verrez. Et ce n’est pas tout … Cependant, le temps presse maintenant. Je me dois de nous sortir de cette machine infernale. N’ayez crainte, Mesdames, j’aurai l’immense honneur et un plaisir certain à vous accompagner pour cette nouvelle épopée mais sans aucun risque cette fois-ci, je vous le promets.
– IV –

Fait divers insolite au Crotoy
Deux jeunes joggeurs empruntaient Le GR 120 lorsqu’une casquette de marin bordée de fils d’or attira leur attention. Elle flottait en contrebas du promontoire près duquel ils couraient, tout proche de la promenade Jules Noiret. Intrigués ils stoppèrent leurs courses et descendirent vers la grève où une surprise de taille les attendait.
Un homme d’une soixantaine d’années gisait quasiment inanimé sur le flanc. Affolés, ils contactèrent immédiatement les secours et tentèrent de le sortir de sa léthargie. Un peu de boisson chaude suffit pour que d’une traite débute le récit le plus incroyable, inimaginable qu’ils aient jamais entendu.
Vous vous souvenez tous du Nautilus enfoui quelque part dans la baie d’après la légende n’est-ce pas ? Eh bien, figurez-vous que cet homme capitaine de Marine marchande affirme qu’il a retrouvé son épave. Comment ? Vous ne devinerez jamais. Il assure que le sous-marin a l’emplacement du « Hublot de l’Enfer », remous bien connu des pêcheurs, l’a aspiré avec une telle violence que malgré toute son énergie pour lutter contre ce phénomène il n’a pu que se laisser happer. Et ce n’est que le début ! Il a parlé de créatures marines très communes en « Somme » qui l’ont épaulé jusqu’à l’entrée de l’épave où l’attendait un crabe bleu en costume. C’est à partir de cet instant que j’ai commencé à douter de ses fonctions cognitives. Mais il a tenu à poursuivre son récit délirant. Sa rencontre avec Colette la célèbre écrivaine et sa tendre amie Missy, leur complicité évidente comme s’ils se connaissaient depuis toujours, leur amitié soudaine et sans appel, enfin cette loyauté commune montre s’il en était encore besoin les divagations voire hallucinations qu’avaient subies ce brave homme.
Notre héros local Jules Verne doit être fier d’avoir par son œuvre inspiré de telles élucubrations. Peut-être qu’un jour cette histoire suscitera des vocations à de nouveaux romanciers en quête d’aventures extraordinaires.
Le capitaine lui, bien réchauffé, en partie dégrisé avouera par la suite qu’après une soirée notablement arrosée, il s’était endormi sur la grève et que bercé par une douce brise d’été ses rêves d’enfance avaient refait surface.
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Cette candeur enfantine m’émut plus que je ne l’aurais imaginé et cet article rafraîchissant restera à coup sûr gravé en moi.