
– I –
Assise sur un banc, j’attendais depuis plus d’une heure que la mer se retire complètement et dévoile les méandres de sable creusés par les eaux. C’était la plus grande marée de l’année. Il faisait encore humide, une légère brume s’était installée, de celles qui font voir le monde comme un lavis sans contours, un mélange de couleurs très pâles.
Mon bloc aquarelle sur les genoux, j’attendais le moment parfait où la lumière percerait la brume, jetterait sur le sable ses faisceaux brillants.
Plus loin tout au fond, la dernière ligne des eaux, le poli du miroir presque statique. Il y avait en l’air des espèces de voûtes formées par des successions de petits nuages d’or, puis leurs formes s’en allaient en diminuant pour aller se perdre dans les lointains du vide.
Les crapauds de pierre avaient surgi devant moi, sortis de l’eau, encore dégoulinant d’écume, glissants des algues brunes qui les recouvraient .
Toutes ces formes qui émergeaient éveillaient une idée de grandeur, mais aussi de mystère. Qu’y avait-il dons sous ces eaux tumultueuses, quand la marée haute couvrait tout ?
Eblouie par le soleil qui surgissait enfin de la brume, je découvrais mille reliefs en dégradés de couleurs.
La baie de Somme, source d’inspiration inépuisable, offrait ses lumières magiques, nuancier de bleus, de gris, de beige et d’or.
Je commençais à tracer les trames de mon esquisse, quand une forme que je n’avais d’abord pas remarquée, avait attiré mon attention.
Cette silhouette semblait étrangère à l’harmonie des fonds marins.
Trop noire, trop rigide, elle ressemblait à d’énormes bouts de tôle plantés dans les sables mouvants, qui l’entraînaient imperceptiblement et semblait vouloir l’engloutir. Ce n’était pas un bateau, il n’en avait pas la forme.
Ensouillés, d’imposants morceaux de fer étaient plantés là, tels un énorme squelette oublié.
Alors m’était apparu une stupéfiante évidence : un sous-marin, piégé par la marée basse, ancré dans le sable comme un poisson manquant d’eau, se débattant et s’asphyxiant gisait là, agonisant.
Le sous-marin Nautilus, celui que tout le monde cherchait depuis un mois, était en train de disparaitre sous mes yeux, comme happé par d’énormes sangles vers les fonds mouvants. Depuis plus d’un mois ce géant des mers et son mystérieux capitaine avaient disparu des radars.
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On avait cru, tout au début de sa disparition, que le Nautilus avait été attaqué par des calamars géants, des monstres de vingt mètres de long, comme le Kraken, un animal gigantesque.
Selon les scientifiques, c’était la seule hypothèse probable, à moins qu’il ne s’agisse du Whoke, une pieuvre colossale, munie de tentacules très puissantes.
Seulement voilà, ces deux spécimens ne vivent pas en baie de Somme, mais dans le Pacifique sud.
Mon témoignage avait ébranlé les seules explications de la communauté scientifique et par leur biais, celles des journalistes et du public.
Pourquoi le Nautilus aurait disparu, ici, au Crotoy, en baie de Somme ; ça n’avait décidément pas de sens, ce que cette peintre étrangère, installée depuis peu au Crotoy, cette parisienne un peu fantasque, avait raconté aux autorités.
Lorsque les équipes de sauvetage étaient intervenues, après qu’elles aient été alertées, il ne restait plus aucune trace d’une épave. On avait beau creuser, attendre la prochaine grande marée, déployer d’énormes moyens pour retrouver l’épave, rien n’y fit. Les regards des autres sur moi se firent alors de plus en plus suspicieux, voire même hostiles. A cause de moi, leur chère baie était pointée d’un doigt accusateur ; les journalistes ne cessaient de venir faire des photos et interroger les habitants. Sans compter les hordes de touristes qui piétinaient le sable, au risque de s’y engloutir eux aussi, creusaient avec leurs pelles, espérant découvrir un bout de tôle noire ; je fus vite considérée comme une folle, une mythomane, voire une schizophrène victime d’hallucinations
Et le Crotoy, petite ville tranquille, était devenue.
– II –

Mes pieds s’enfoncent dans le sable doré, chaque pas est douloureux et m’embourbe un peu plus loin dans la lise, comme une grosse cuillère dans un yaourt.
Plus rien ne m’effraie, attiré inexorablement vers le fond. Mes pieds ne m’obéissent plus, mes muscles se tétanisent, mon corps se laisse aspirer, je n’ai plus de volonté et toute velléité de m’extraire de ce magma humide serait de toute façon inutile.
Je me laisse porter par la mouvance des sables, je les laisse jouer avec mon corps et m’aspirer
On m’avait pourtant dit que grâce au principe d’Archimède, aucun être humain ne pouvait s’enfoncer totalement dans les sables. Mais peut-être ne suis-je plus tout à fait humaine ?
La lumière s’obscurcit, les rayons du soleil disparaissent peu à peu et le monde minéral m’engloutit toute entière.
Paradoxalement, mes sens s’aiguisent, ma vue devient perçante. J’évolue au milieu de micro particules de quartz, de minéraux de toutes les couleurs, de débris de coquillages érodés par la mer.
Je vois comme à travers une loupe géante : muscovites et calcites, quartz et feldspath, mica et grenat, ilménite, monazite et granit.
Les paillettes de mica ajoutent une note de fête à ce sable aux mille couleurs. Je continue à descendre vers de grosses roches aux formes fantasmagoriques, sortes de gardes du corps m’invitant à poursuivre mon chemin. La température est glaciale. Mais je ne souffre pas du froid, la lumière du jour n’est plus, mais ma vue semble de plus en plus aiguisée
Imaginez un monde entièrement minéral et introduisez une population presqu’invisible, cela ressemblera à un désert fourmillant de vie.
Mon odorat devenu particulièrement développé, perçoit la présence de minuscules crustacés, l’odeur soufrée et iodée des algues, tout un monde de petites créatures vivantes, un univers en réalité très organisé. Je vois que les algues communiquent entre elles grâce aux molécules de phéromone. L’odeur des fruits de mer et de Bromophénol , nécessaire pour éloigner les prédateurs, m’asphyxie presque. La décomposition du phytoplancton, l’odeur caractéristique de poissons en décomposition, s’ajoutent à ce savant cocktail olfactif.
Je croise des Isopodes au corps aplati, de fragiles céphalopodes dépourvus de coquille. Décapodes, arthropodes, couteaux et tourteaux, crabes et balanes, langoustes et langoustines, amandes et anémones, moules et limules, coquilles et coques.
Cette orgie de formes et d’odeurs me plonge dans un état de semi conscience. Ma raison explose. J’erre dans un rêve fou et flou, un monde loin du monde
Je continue de voguer doucement et mes sens s’endorment, je me sens tomber, la vitesse s’accélère. Plus de couleurs, plus d’odeurs, plus d’euphorie. Le calme du monde que j’ai traversé n’est plus. J’entends le tic tac d’une pendule : le temps avait pourtant disparu. Puis, imperceptiblement mes sens se raniment. Une odeur de tabac froid, un relent de whisky, un effluve de parfum masculin… une musique au loin, du Wagner.
Mes vêtements ne sont même pas mouillés, je n’ai pas de sable sur moi.
J’ouvre doucement les yeux et m’accoutume difficilement à la lumière. Ici tout est froid et hostile, cossu et trop bien rangé.
Je me voyais parti au centre de la terre, j’étais dans le salon luxueux d’un sous-marin.
– III –
— Je vous attendais. En vérité, je ne sais pas qui j’allais rencontrer, mais je savais que quelqu’un viendrait… bienvenu dans le Nautilus, le célèbre sous-marin conçu par Jules Verne. Je constate bien sûr votre étonnement, puisque tout le monde le pensait disparu au large des iles Lofsten en Norvège. Pourtant nous sommes bien au large de la baie de Somme, qui nous est si chère à Juliette et à moi.
Jules Verne n’avait rien négligé comme vous pouvez le constater. Non seulement le navire est un laboratoire de recherches très perfectionné, mais il y règne également le luxe et le bon goût.
La légende locale visant à dire que la maquette du Nautilus est enfouie dans le port du Crotoy, est peut-être bien plus vraie que vous ne l’imaginiez. Je vous attendais… et cette intuition si forte ne recourt pas au raisonnement… je vous attendais car, même si ce rêve semble fou, je ne pouvais imaginer que ce magnifique sous-marin puisse être oublié de tous, enfoui là, sous les sables, dans la petite Camargue du Nord que j’ai tant de plaisir à dessiner, ce doux pays plat qui m’a tellement inspiré, cet estuaire aux larges horizons.
J’ignore par quel prodige vous êtes arrivé jusque là … voyez-vous, beaucoup de faits établis en ce monde ne sont que des histoires inventées par les hommes. Nous croyons ce qui en réalité n’est pas, ou ne croyons pas ce qui est vraiment. Vous êtes ici dans un monde qui n’est plus, un sous-marin qui n’a jamais existé que dans l’imaginaire d’un écrivain talentueux. Et vous avez en face de vous un écrivain barbu et sa femme illégitime, qui ne devraient plus être de ce monde
–Quelle incroyable surprise ! Mais aussi quel grand honneur, Monsieur Hugo, d’être là, face à vous, de vous voir et de vous entendre. Vous êtes un de mes poètes préférés. J’ai lu beaucoup de vos œuvres et j’admire vos engagements. Même dans mes rêves les plus audacieux, je n’aurais pas espérer cette rencontre.
Je suis venu en baie de Somme, j’ai suivi votre chemin, pour peindre les incroyables lumières que nous offre ce lieu unique. Les reflets du soleil sur les flaques laissées par la marée, le rougeoiement du ciel au coucher de soleil, l’embrasement des nuages au-dessus de la baie. J’ai fait pour vous rejoindre , un voyage extraordinaire à travers les sables mouvants. Etait-ce donc un voyage dans le temps ?
J’ai pourtant vu de mes propres yeux le Nautilus s’enfoncer dans la lise, personne ne m’a crue et je suis passée pour une folle. Il faut vous dire, Monsieur Hugo, que le monde a bien changé et que la rêverie n’y a plus beaucoup de place. Les hommes sont devenus pressées et n’ont plus de temps à accorder à l’imaginaire. Vous seriez surpris de voir les êtres humains évoluer en 2025. Vous avez connu le Crotoy dans les années 1895, il y a presque deux-cents ans. Les deux derniers siècles ont vu deux terribles guerres, mais aussi de changements technologiques aussi incroyables que rapides.
Nous sommes à l’ère de la vitesse, à l’ère des avions rafales qui passent si vite qu’ils en sont effrayants, des voitures garées partout, même si les places sont devenues payantes, des trottinettes électriques comme moyens de déplacement. Bien sûr il reste bon nombre de maisons et monuments que vous avez-vous-même connus. La ville de Jules Verne, où il conçut la maquette du Nautilus et écrit le célèbre roman vingt-mille lieues sous les mers est toujours debout, d’ailleurs la rue où elle se trouve a pris le nom de Jules Verne.
L’église, que vous avez dû voir également, même si vous n’étiez pas de ceux qui la fréquentaient, accueille maintenant des filets de pêche, des tableaux de chalutiers récents voisinant avec les ex-voto, les retables et les vitraux anciens. Un monument a été érigé en hommage aux marins disparus, dont le difficile et dangereux labeur vous avez tant ému. Le port de pêche, autrefois si vivant, est maintenant ensablé et les chalutiers ne peuvent plus s’y amarrer. Un port de plaisance a cependant été construit ; une écluse y limite l’ensablement.
Assurément, Monsieur Hugo, il vaut mieux que vous restiez ici, au milieu de vos rêves
– IV –

Courrier Picard vendredi 26 Septembre 2025
Le Crotoy : Une femme inconsciente retrouvée près de la grève par 2 joggers
La petite ville du Crotoy a été le théâtre ce matin, d’une découverte pour le moins surprenante : deux joggers qui couraient sur la plage à marée basse, ont aperçu une forme inerte près de la grève.
Croyant d’abord à un gros poisson échoué, comme cela est déjà arrivé sur nos côtes, ils découvrent arrivés à hauteur de la silhouette, une jeune femme à moitié dénudée, trempée, les yeux clos, le corps recouvert de sable et d’algues.
D’une extrême pâleur, la femme semblait morte.
Son visage était presque bleu et de la vase recouvrait ses cheveux, elle avait des traces de griffes partout sur les mains et ses ongles étaient en partie arrachés nous raconte Yann, l’un des deux sportifs.
Les secours aussitôt alertés, les pompiers ont pu rapidement constater qu’un souffle de vie animait encore la jeune femme.
Son cœur battait mais très faiblement, nous avons aussitôt tout mis en œuvre pour la sécuriser, elle était en hypothermie et visiblement déshydratée , nous confie Patrick, pompier volontaire au Crotoy.
Transportée rapidement au centre hospitalier d’Abbeville, selon nos sources, ses jours ne seraient plus en danger. Son état reste stable mais elle est toujours endormie et ne peut donc répondre à aucune question. Pour l’heure nous ignorons toujours son identité.
Cet évènement a suscité beaucoup d’émotions et d’interrogations dans la petite ville du Crotoy et aux alentours ; les habitants craignent pour leur sécurité.
Les gendarmes arrivés rapidement sur les lieux, n’ont trouvé aucun indice sur l’identité de la victime, ni papiers d’identité ni téléphone portable.
Qu’est-il donc arrivé à cette jeune femme ? S’agit-il d’une agression ? D’un malaise ?
Les investigations se poursuivent mais sans le témoignage de la victime, les recherches risquent d’être difficiles.
Courrier Picard samedi 27 Septembre 2025
Dans la petite ville du Crotoy, les langues se délient
La jeune femme découverte inanimée sur la plage hier matin, n’a toujours pas retrouvé la parole même si son état de santé s’améliore. Nous avons pu interroger quelques passants sur le marché ce matin ; plusieurs d’entre eux nous ont parlé d’une jeune femme blonde qui, quelques mois plus tôt, avait provoqué un véritable scandale en alertant les autorités locales sur un sous-marin qu’elle prétendait être le Nautilus , qui s’était enfoncé sous ses yeux dans les sables mouvants de la baie. Sur son insistance récurrente, d’énormes moyens avaient finalement été déployés pour tenter de retrouver l’épave, sans succès.
Il faut dire que ces gens de mer sont accoutumés aux échouages de bateaux et qu’un chalutier avait effectivement disparu un mois auparavant.
La jeune femme fut prise pour une déséquilibrée mais son témoignage avait ébranlé les autochtones et semé un vent de doute, voire de peur, car enfin sait-on vraiment ce qu’il se passe sous la mer ? La légende locale ne dit-elle pas que la maquette du Nautilus se trouve sous les sables de la baie et comme dit le dicton, il n’y a pas de fumée sans feu !
Courrier Picard dimanche 28 Septembre 2025
Appel à témoins
La photo de l’inconnue retrouvée sur la plage du Crotoy vendredi dernier a été largement diffusée.
On ignore toujours son identité mais plusieurs témoins l’ont formellement reconnue ! Il s’agit bien de la jeune femme peintre, une parisienne venue au Crotoy au printemps dernier.
Les investigations se poursuivent mais aucune piste d’agression ne semble se profiler. Les médecins n’ont constaté aucune trace de violence sur le corps de la victime, hormis des griffures sur les mains et les bras, qui sembleraient provoquées par de la roche ou du sable.
Elle a retrouvé la parole mais ses propos sont incohérents.
Courrier Picard mardi 30 Septembre 2025
Elle s’était endormie la nuit près de la grève
Aussi incroyable que cela puisse paraître, la jeune femme retrouvée au Crotoy semble s’être tout simplement endormie.
La jeune femme a enfin répondu à quelques questions des gendarmes ; elle prétend s’être endormie, très fatiguée par un voyage épuisant…
Cela n’explique pas l’état dans lequel elle se trouvait le matin de sa découverte.
La jeune parisienne, un sourire extatique sur son visage fatigué, ne cesse de répéter que le voyage sous la mer était merveilleux et qu’avoir pu parler avec Victor Hugo la comblait de bonheur.
En attendant de retrouver des membres de sa famille ou de ses proches, elle sera prise en charge dans une unité psychiatrique de la région où nous espérons qu’elle pourra se remettre de son aventure.