Moi, mon seul horizon c’était l’écriture

Élevé dans ces immenses régions centrales où venait se perdre la route poussiéreuse qui aboutissait à notre ferme, je n’étais pas fait pour la chasse, la poursuite du gibier avec mon père, l’élevage des chevaux, la manutention des machines. J’avais dix ans, je me rendais à l’école en attendant le bus à la croisée des chemins. Le paysage s’étendait à l’horizon, cultivé par les fermiers qui s’appauvrissaient à mesure que le prix de l’eau, privatisée, augmentait. J’ai vécu dans cette atmosphère de champs désertés, autrefois prospères. Mes parents et mes frères tentaient de se raccrocher à l’idée d’une exploitation encore rentable. Ils ne comprenaient pas mon repli dans ma chambre à contempler l’ennui qui suintait par la terre labourée. Je descendais vers la rivière qui coulait en certains endroits en torrent rapide. Perché dans mon arbre favori, j’observais au loin la maison qui me semblait un décor de théâtre. J’étais un enfant triste, toujours à chercher une raison pour m’isoler, ne trouvant aucun réconfort dans les jeux ou les échanges avec les autres.

Un jour ma sœur, la seule fille de la famille et la plus proche en âge, m’offrit un petit carnet avec un crayon attaché. Sans rien me dire elle le glissa dans la poche de ma salopette.

Sans y penser j’y inscrivis tout d’abord des bribes de conversations entendues à la maison, dans le bus, à l’école. Ces paroles se mirent petit à petit à se répondre. Je les mélangeais, les malaxais, les organisais. J’y adjoignis des cris d’animaux, des interjections téléphoniques où j’ignorais l’interlocuteur. J’imaginais le personnage à l’autre bout du fil souvent grossier, obtus, parfois violent. Je me battais ainsi contre des gens intolérants, j’exacerbais mes colères en les menant jusqu’au bout.

Puis mes personnages prirent corps. Je ne les entendais plus seulement, je ne me heurtais plus à eux uniquement par la parole, je les visualisais. La description me prenait du temps, il me fallait chercher les mots. Au début , ils se ressemblaient dans la laideur, ou au contraire étaient très opposés. Mais il me fallait aller au-delà. A cette époque, j’avais alors douze, treize ans, je me mis à imaginer des monstres tous très cruels, menaçants. Ce n’était pas encore ces personnages de fiction que je mis en scène plus tard et qui m’amenèrent à l’écriture de scénarios. Non, ils rôdaient, parfois minuscules autour de moi et me criaient des sortes d’onomatopées dans les oreilles. Je voulais les chasser mais n’y parvenais pas. Mon seul salut était de les faire vivre puis de les éliminer par l’écriture.

Je passais pendant cette période le plus clair de mon temps à noircir mes petits carnets qui s’amoncelaient dans mes tiroirs. Je ne savais pas encore que j’en ferai des héros. Je ne pouvais plus me passer de leur compagnie, ils me soulageaient et me tourmentaient, ils m’étaient devenus indispensables.

C’est cela  je crois qui fut à la base de mon écriture scénaristique de bande dessinée et de cinéma.

Josette Emo

Moi, mon seul horizon c’était l’écriture

Élevé dans ces immenses régions centrales où venait se perdre la route poussiéreuse qui aboutissait à notre ferme, je n’étais pas fait pour la chasse, la poursuite du gibier avec mon père, l’élevage des chevaux, la manutention des machines. J’avais dix ans, je me rendais à l’école en attendant le bus à la croisée des chemins. Le paysage s’étendait à l’horizon, cultivé par les fermiers qui s’appauvrissaient à mesure que le prix de l’eau, privatisée, augmentait. J’ai vécu dans cette atmosphère de champs désertés, autrefois prospères. Mes parents et mes frères tentaient de se raccrocher à l’idée d’une exploitation encore rentable. Ils ne comprenaient pas mon repli dans ma chambre à contempler l’ennui qui suintait par la terre labourée. Je descendais vers la rivière qui coulait en certains endroits en torrent rapide. Perché dans mon arbre favori, j’observais au loin la maison qui me semblait un décor de théâtre. J’étais un enfant triste, toujours à chercher une raison pour m’isoler, ne trouvant aucun réconfort dans les jeux ou les échanges avec les autres.

Un jour ma sœur, la seule fille de la famille et la plus proche en âge, m’offrit un petit carnet avec un crayon attaché. Sans rien me dire elle le glissa dans la poche de ma salopette.

Sans y penser j’y inscrivis tout d’abord des bribes de conversations entendues à la maison, dans le bus, à l’école. Ces paroles se mirent petit à petit à se répondre. Je les mélangeais, les malaxais, les organisais. J’y adjoignis des cris d’animaux, des interjections téléphoniques où j’ignorais l’interlocuteur. J’imaginais le personnage à l’autre bout du fil souvent grossier, obtus, parfois violent. Je me battais ainsi contre des gens intolérants, j’exacerbais mes colères en les menant jusqu’au bout.

Puis mes personnages prirent corps. Je ne les entendais plus, je ne me heurtais plus à eux uniquement par la parole, je les visualisais. Les descriptions me prenaient du temps, il me fallait chercher les mots. Au début, ils se ressemblaient dans la laideur, ou au contraire étaient très opposés. Mais il me fallait aller au-delà. A cette époque, j’avais alors douze, treize ans, je me mis à imaginer des monstres tous très cruels, menaçants. Ce n’était pas encore ces personnages de fiction que je mis en scène plus tard et qui m’amenèrent à l’écriture de scénarios. Non, ils rôdaient, parfois minuscules autour de moi et me criaient des sortes d’onomatopées dans les oreilles. Je voulais les chasser mais n’y parvenais pas. Mon seul salut était de les faire vivre puis de les éliminer par l’écriture.

Je passais le plus clair de mon temps à noircir mes petits carnets qui s’amoncelaient dans mes tiroirs. Je ne savais pas encore que j’en ferai des héros. Je ne pouvais plus me passer de leur compagnie, ils me soulageaient et me tourmentaient, ils m’étaient devenus indispensables.

C’est cela  je crois qui fut à la base de mon écriture scénaristique de bandes dessinées et de cinéma.

Apeirogone ou la multiplicité des angles

Le jardin des délices – Jérôme Bosch
  • Point de vu littéraire

Il y eut un soir, il y eut un matin. Terre et eau confondues, corps enlacés, regards effrayés, étonnés, création d’un monde surgi de l’eau, nourriture céleste de la terre-mère, mère de toute vie. Les hommes sont nombreux, nus, en groupe, en couple, le papillon géant butine un chardon bleu, les oiseaux énormes observent la caravane burlesque qui s’éloigne lentement. Dans la nuit, la chouette observe le chaos. Création divine, frénésie insolite, songe extravagant, concentré de vie, nous sommes entrainés dans une danse insolite.

  • Point de vue d’un enfant

Beaucoup de monde, des hommes tout nus, il y en a un qui fait l’arbre droit dans l’eau. Une cigogne a fait son nid entre ses jambes. Les oiseaux sont plus gros que les hommes. Un petit rat observe un homme caché à l’entrée d’une sorte de fleur. C’est comme dans un rêve. Un vrai faux rêve. Ça donne envie d’aller se baigner dans l’eau très bleue. C’est le bazar. On peut tout faire, se baigner, enlacer la chouette qui se laisse faire, attraper des gros poissons qui vivent hors de l’eau. C’est magique. C’est vrai mais quand même un peu faux.

  • Point de vue de la couleur : blanc

 Les corps sont nus, blancs nacrés, blêmes. Le blanc est plus net dans le monde animalier. Voyez la chèvre surmontée par deux pélicans ou le cheval caracolant auprès du lion. Le jabot du chardonneret géant qui observe le couple dansant dans l’eau bleutée.

Marie Odile Jouveaux

  • Portraits

  Cette œuvre est constituée d’un nombre important de portraits, parfois figures foisonnantes comme celles situées au premier rang en bas de la peinture : portraits en buste d’hommes et de femmes aux visages amusés, se touchant les têtes et les corps dans un entremêlement de bras et de cheveux ou en ronde, immergés dans l’eau. Symboles paisibles d’une humanité heureuse entourée de fruits à déguster.

 D’autres sont représentés en couple nus et unis, accouplés parfois en des gestes érotiques, certains semblant animés comme dans une danse ; d’autres encore chevauchent des animaux fantastiques en des poses très suggestives membres presqu’écartelés et sexe offert.

 Ils semblent se diriger ensemble vers une destination prometteuse dans leur innocente crédulité, bêtes et gens mêlés. Un couple au centre, protégé par une sphère végétalisée, regarde avec confiance, comme par une fenêtre, le monde qui s’offre à eux.

  • Point de vue cinématographique

  Ce tableau est une succession de scènes qui, prises l’une après l’autre, constitueraient le scénario de la Création. Un long travelling latéral pour la marche, en haut du tableau, pourrait être le point d’aboutissement et la synthèse de cette Création en mouvement où mondes végétal, animal et humain se côtoient. La première apparition à l’écran serait ce couple primitif, sortant de la bulle transparente d’une fleur et qui, après l’exploration timide de leurs deux corps, crèverait la paroi et partirait rejoindre leurs congénères, d’abord dans le bleu de la mer où une vue en plongée oblique les montrerait, dévorant un énorme fruit, source de vie. Des oiseaux géants aux cris perçants mais harmonieux constitueraient la bande son et leur mélodie accompagnerait leurs découvertes. Une caméra à l’épaule pénétrerait les groupes entassés pour en montrer les liens serrés et les visages en gros plan tour à tour paisibles ou intrigués. La boule centrale flotterait doucement au gré des ondulations de l’eau.

 Cette œuvre donne à voir ce partage d’écran où l’espace évolue au fil du temps et nous emporte dans ses tribulations.

     Scénario original et réalisation Jérôme Bosh

  • Point de vue d’un spectateur contemporain du peintre

 Quel étrange tableau que celui de ce peintre, Jérôme Bosch, qu’il a intitulé le Jardin des Délices. Je ne sais ma foi pas, s’il s’agit d’une œuvre à caractère sacré comme le sont généralement les triptyques ou une perversion du genre. Après la première impression de surprise passée, tant cette peinture foisonne de figures fantastiques et étonnantes on décèle la volonté de représenter les hommes d’avant le péché. Adam et Eve trônent au centre du tableau, protégés par une membrane rosée et sont en harmonie avec le monde qui les entoure. Les éléments de la Création, tels que nous le révèle la Bible, végétal, animal et humain ainsi que les quatre éléments, terre, feu, air et eau s’entremêlent comme dans un espace idéal. Point de perversité, les corps nus jouissent de leurs sensations , hommes et femmes s’unissant l’un à l’autre dans un paradis abondant en ressources, poissons, animaux terrestres et oiseaux les accompagnant pour leur bien- être.

 Pourtant certains détails contribuent à nous interroger sur le devenir de cette humanité : des figures inquiètes et même tourmentées insinuent chez le spectateur une certaine angoisse ; quelque chose dans les postures parfois tête en bas ou silhouettes cassées nous forcent au doute. Finalement on est presque au bord de la gêne. Sous-jacent à ce paradis se profile la catastrophe à venir : le Déluge ou l’enfer ?

Cette peinture a t-elle sa place dans une église comme c’est le cas actuellement ou le commanditaire doit-il le conserver à titre privé comme une œuvre profane ?

  • Point de vue du noir

Cette peinture dans les couleurs primaires jaune, bleu et rouge semble par endroit pervertie par un noir velouté qui ne s’affirme pas mais sème le doute sur la beauté de l’ensemble.

 La coquille, sombre, aux noirs reflets, emprisonne un corps et est portée comme un lourd fardeau par un homme qui ploie sous sa charge. Comme une tache qui s’inscrit en contraste avec l’ensemble et nous interpelle .

Josette Emo

  • Point de vue : interview

– D’où vous vient tout cet imaginaire ? Ces êtres fantastiques, vous les avez rêvés ?

– Effectivement c’est un monde onirique, fascinant, qui n’est pas la reflet de la réalité ; et c’est ce qui m’intéresse. J’ai pu, pour certaines, les tirer de rêves, c’est fort possible mais je n’en ai pas la certitude.

– Y a t-il un sens particulier à ce tableau ?

– Le sens que je lui donne n’est pas forcément le même que celui que vous y trouveriez. On ne peut faire un cours sur ce tableau, ce n’est d’ailleurs pas du tout le but, bien au contraire. Il n’y a pas un sens, seul et unique à lui donner ; sa richesse est justement le ressenti qu’il inspire chacun et chacun y va de son imagination. Chaque personne va y voir une histoire particulière en fonction de son propre vécu. Certains vont le trouver angoissant parce qu’il est trop loin de la réalité, d’autres y verront des scènes de bonheur, de volupté, d’autres un mélange des deux, l’enfer et le paradis réunis. C’est pour ça que je peins, pour susciter l’imaginaire.

  • Point de vue philosophique :

Quel est le sens philosophique de ce tableau ou plutôt quel est son non-sens ?

On peut dire que cette œuvre n’a de sens que par son non-sens.

A priori, elle représente le monde, la vie, les hommes, les animaux, les fleurs, un mélange de la vie terrestre.

A l’analyse, le sens est difficile à trouver.

Après questionnement, on pourrait dire que l’intérêt de cette œuvre est qu’elle ne veut rien dire ou plutôt qu’elle signifie des milliers de choses, toutes différentes les unes des autres selon l’inspiration et l’imaginaire de chacun.

Que veut dire un couple dans une bulle ? un homme prisonnier d’une coquille de moule, un homme enlaçant une chouette,  des personnages à cheval sur une sorte de chat, qui n’en est d’ailleurs pas vraiment un..Des fleurs et des fruits plus gros que les êtres humains, un énorme oiseau donnant la becquée à ses oisillons humains ?

Ce sont des symboles ; mais quels symboles ? Il en existe sûrement des milliers, tous seront valables car tous viendront de votre ressenti.

  • Point de vue d’un personnage du tableau :

Allongé dans sa coquille, il fait le mort. Ou bien il est vraiment mort. Peut-être qu’il dort. les personnages autour de lui semblent plutôt paisibles et profitent des fruits terrestres. A -t-il avalé la moule et succombé pour avoir trop mangé ? Ou bien est-il lui-même devenu moule ? Un humain prisonnier ? La coquille semble ne pas pouvoir se refermer.

Son ami le transporte plus loin. Peut-être a-t-il l’intention de l’immerger dans l’eau claire pour tenter de le ranimer ?

Les personnages autour de lui sont indifférents, trop occupés à profiter de tout ce qui leur est offert. Ce qui est étonnant est qu’il est le seul à ne pas profiter de la fête ; est-il celui qui symbolise la mort ? Juste pour rappeler que l’être humain est mortel et que le plaisir n’est pas éternel ?

  • Point de vue du bleu :

Le bleu est très présent dans le tableau. Les fleurs, les fruits, grosses mûres bien charnues, le bleu de l’eau aussi.

Le bleu c’est le ciel, la mer, les rivières, la couleur des yeux des nouveaux nés..

Le bleu du tableau est plutôt foncé tout en restant lumineux ; tout ce qui est coloré en bleu est symbole de beauté, de plaisir, les fleurs, les fruits, l’eau dans laquelle on se baigne. Il donne une note de gaité, à l’inverse des autres couleurs du tableau. Il donne de la lumière. IL est symbole de paix et d’apaisement.

Clarysse

  • Point de vue éditorial :

Dans cette œuvre, Jérôme Bosch, se projette dans deux univers, distants de près de 3000 ans. Son imagination pérégrine d’abord aux environs de l’an un, quand il couche sur la toile son interprétation ésotérique du Jardin des Délices – que l’on situe dans un premier temps juste après la tentation du Jardin d’Éden. La feuille de vigne est tombée, découvrant sans contrainte, la nudité jusqu’aux confins de la bestialité, annonçant les prémices de Sodome et Gomorrhe.

Mais Jérôme Bosch, va plus loin dans son écriture et visionne par le biais de ses pinceaux, dans l’esprit Nostradamus, les années 3000 de notre ère. L’humain aura alors perdu toute créativité et sera redevenu bestial. S’accomplira ainsi l’ultime Révélation, d’où se refermera définitivement ce monde, étouffant le vivant – image de la moule qui se referme sur la vie.

  • Point de vue musical :

Le lyrisme de l’œuvre de Jérôme Bosch, nous fait penser au son de la scie-musicale, à ses vibrations modulaires ou infinies. Ses variations sont étranges et nous envoient au confins… hors de l’espace temporel. Tout comme les vivants de cette toile, dans une harmonie invraisemblable, la tonalité de cette œuvre semble se diluer dans l’éternité, attendant probablement son point d’orgue, le son de la Cymbale Divine.

  • Point de vue d’une spectatrice actuelle :

Emmener sa fille de quinze ans dans un musée est déjà une gageure en soi. Mais interroger ses sens sur l’œuvre de Jérôme Bosch, au travers de sa toile Le jardin des délices, semble encore plus abscons. D’abord, elle ne sait pas trouver les mots et interroge illico Google. _ Comment qui s’appelle le peintre ? Puis, après avoir balayé les deux ou trois premières lignes du résumé, s’arrête net. Trop long, sans intérêt. Alors, elle me regarde et dit :  Il ne devait pas être très bien dans sa tête ton Bosch, j’peux pas imaginer un instant, qu’un oiseau géant m’donnerait la becquée. Et toi, papa, à part les filles à poil, tu y comprends quelques choses ?

 

  • Point de vue du jaune :

Si, Jérôme Bosch avait été optimiste en peignant ce tableau, il aurait sans doute employé comme note dominante, le vert, vert nature, vert espoir, ou le bleu d’azur peut-être !

Alors, il faut croire qu’en cette période de sa vie, qu’il fut plutôt maussade, voire pessimiste en transformant le monde d’après Adam et Eve en un jaune perturbé, un jaune bileux, un jaune vomi, un jaune moisissure. Sur sa représentation, aucune couleur n’est vive. Rien ne reflète l’espérance, rien ne dépeint le bonheur. Au contraire, J. Bosch empreint d’un certain réalisme, se sert du jaune pour altérer les autres couleurs. Il nous fait renter dans un univers psychédélique, ou plutôt psychiatrique en utilisant un jaune comme on peut en voir dans les couloirs des asiles, afin d’annihiler toutes euphories excessives. Même quand on regarde les corps humains du tableau, ils apparaissent déjà, être en déliquescence, jaunit d’une mort prochaine.

Didier D’Oliveira

Le labyrinthe intime

Longtemps j’ai cru que j’y arriverais mais je me suis retrouvée prise au piège de mes propres recherches.

J’avais entrepris de construire l’arbre généalogique de ma famille côté paternel, mais très vite il s’est avéré qu’il s’imbriquait dans celui du côté maternel. La chose fut d’autant plus malaisée que souvent l’ordre des prénoms de l’État civil n’était pas respecté et que, au gré des écritures un Alphonse se transformait en Émile ou qu’un tréma faisait son apparition sur une lettre, et que la maudite manie de donner le prénom du père au fils premier né embrouillait encore davantage les recherches.

Au commencement c’est la mort imminente de mon père qui avait initié ce désir, partant du constat très simple que l’histoire familiale se perdrait sans traces tangibles pour la relater. D’autant que sa mémoire largement défaillante devait être ravivée, sans grand espoir hélas, pour entretenir encore un dialogue possible.

J’ai depuis largement appris sur cette maladie, de plus en plus répandue puisqu’il semble que près de deux millions de personnes en seront atteintes à l’horizon 2030. Ce n’est pas que j’aime particulièrement les statistiques mais un ami, spécialiste en éthologie m’a affirmé que ces projections étaient sans doute fiables.

Il est vrai qu’il s’est rarement trompé. Déjà lorsque nous étions au lycée ensemble, son attrait pour les mathématiques et les modèles algorithmiques nous fascinait.  Quant à moi, c’était plutôt la philosophie, mais, puis-je le dire sans rougir, c’était plutôt ce jeune prof de philo qui m’attirait. Comme tous les profs de philo sa particularité vestimentaire était remarquable : toute l’année il alternait invariablement deux costumes en velours côtelé, l’un vert bouteille, l’autre marron foncé. Il fumait sa cigarette dans le couloir à la récréation et un taxi l’attendait le samedi midi pour l’amener rapidement à la gare du Havre pour regagner Paris.

C’est peut-être lui qui m’a donné le goût de la réflexion et encouragé à suivre mon chemin intérieur.

Quoiqu’il en soit cette recherche généalogique m’accapara de longs mois. Attablée à la table de mon ordinateur, il m’est arrivé de rester sur l’écran une bonne partie de nuits sans sommeil. Il faut dire que la sortie d’un nom en entraine un autre qu’il faut suivre jusqu’au bout en remontant de proche en proche jusqu’à sa naissance.

J’ai découvert à cette occasion les Archives Départementales : une mine insoupçonnée qui évite les déplacements en mairie comme autrefois. Ici, tout est numérisé et en un clic… quelle n’est pas l’excitation lorsqu’apparaît tout à coup l’ancêtre tant recherché !  Mais il convient de vérifier les noms des parents, les lieux de naissance, de mariage sinon retour à la case départ, c’est un homonyme ou un lointain cousin d’origine incertaine. Ce jeu de va et vient sans cesse recommencé m’a souvent fait noircir des pages de notes avec des noms barrés, des flèches, des mentions d’erreur, des encadrés en rouge pour à la fin constater que la branche ainsi déployée ne me concernait pas !

À la faveur de ce jeu de prénoms j’ai eu la surprise d’en apprendre quelques- uns tout à fait insolites ; ainsi en 1794 un ancêtre avait appelé ses deux filles Sororité et Égalité dans la minuscule commune dont il était le tout premier maire. Commune par ailleurs aujourd’hui disparue puisque la loi de simplification des communes de France en 1824 les a réduites à 36000. Ce qui ne facilite pas la tâche puisque par exemple Buglise a été absorbée par Cauville sur mer, que Franqueville et Saint Pierre ont fusionné en Saint Pierre de Franqueville puis en Franqueville saint pierre. Pour qui s’intéresse à l’évolution des noms la patience est de règle. Bref, dans ce labyrinthe inextricable, la persévérance dont j’ai réussi à faire preuve m’a, je l’avoue, étonnée moi-même.

Je suis en effet d’une nature plutôt impulsive et me reproche souvent mes réparties malencontreuses dans certaines situations. J’en veux pour preuve la sortie déplacée à l’encontre d’une amie qui avait perdu un enfant très jeune, ce que j’ignorais je dois le dire à ma décharge.

Mais là je restais des heures devant l’ordinateur à cliquer sur les communes du département, à ouvrir les pages d’état civil, années après années, à examiner à la fin de chaque décennie les naissances les mariages, les décès, les reconnaissances d’enfants.

C’est ainsi que je me suis rendu compte à quel point la guerre de 1870 avait fait des ravages dans notre région, le nombre de décès d’hommes jeunes atteignant des chiffres impressionnants.  Un autre détail m’a aussi interpelée : il existait des communes protestantes et des communes catholiques, répertoriées sous cette appellation jusque récemment. J’en fus d’autant plus étonnée quand j’entendis un vieux cousin m’en apporter la confirmation au détour d’une conversation. C’est fou ce que l’on apprend de choses lorsqu’on fait des recherches, on tire un fil et c’est une pelote entière que l’on dévide.

Surprise je le fus aussi en découvrant des enfants illégitimes en grand nombre dans les villages. Un en particulier à la base de mon patronyme m’avait donné du fil à retordre puisqu’inscrit d’abord sous le nom de sa mère, il ne fut légitimé que plus tard lors du mariage de celle-ci et prit le nom du mari. La porte du labyrinthe s’était tout à coup ouverte par cette découverte.

J’avais aussi été satisfaite de savoir que le bâtard, comme on disait à l’époque, était à la source de mon propre nom ce qui me mettait en position pour le moins ironique face aux oncles et tantes qui faisaient un tel cas de la vertu de leur progéniture !

Bien d’autres surprises m’attendaient comme le constat que pendant l’année 1841 sur les treize enfants d’une famille, douze sont morts la même année y compris deux petits enfants ! Sans doute une épidémie, un empoisonnement que sais-je ?

L’écho lointain de tout ce foisonnement familial résonne encore en moi de toutes ces empreintes inscrites dans mon ADN.

Josette Emo

Aller entre le feu et la lampe

Entre le feu et la lampe l’histoire se déploie. Il faut y aller, y pénétrer, l’ausculter pour en comprendre l’évolution, retourner aux origines pour vivre le présent. Mouvement de bascule sans cesse réitéré. Sentir en soi les traces du passé, celles qui résonnent dans l’instant. Temps court, temps long d’une vie.

Entre le feu de la passion et la lumière fade sous l’abat-jour de la lampe, combien de renoncements ? L’hydre de mer étend ses tentacules pour mouiller la flamme. Et voici  que l’amour s’éclaire en douze volts. Les plombs ne sautent plus, les sentiments sont court-circuités jusqu’à l’extinction finale.

Allons repars vers l’énergie première, celle aux couleurs rouge vif qui réchauffent le décor. Souviens-toi de tes frères nomades, allumant sur leur passage des foyers chatoyants. Ils vivaient de terre et  d’eau, l’air emplissait les poumons de leurs nouveaux-nés. Les tribus marchaient de l’avant mais, s’ancraient dans leurs muscles et leurs neurones toutes les gamètes de leurs pères.

As-tu oublié d’où tu viens ? Tu portes en toi cette dette de vie, ne te transforme pas en ayant-droit. Personne ne te doit rien.

Entre le feu et la lampe le volcan éteint surprend par l’explosion subite de lave. La croûte se fend. Les lapis se fragmentent qui serviront de terreau fertile. Qui sait ce qui poussera sur ces nouvelles strates ? Des variétés endémiques renouvelées rendues possibles grâce à des éléments venus du fond des âges. Cycle sans cesse recommencé.

Josette Emo