Une groupie à Berlin – Laure Paris

Jaunes, les parapluies des guides et cette femme indienne en sari moutarde soyeuse, quatre chevaux au cavalier ailé, une petite fille à chouquettes, juponnée, escaladant la barrière, attirée par la fontaine.

Elle tend ses mains écartées vers l’eau qui gicle.

Un black en ciré jaune, encore, avec un volant dans le dos, un appareil à cartes bleues en main, traverse la place. Les drapeaux flottent aux points cardinaux des ambassades : américain, français, européen. Le son des basses du cours de fitness, à proximité, rythme l’écriture ainsi que le doux écoulement de l’eau.

La petite fille revient vers l’espace vert en pointant la fontaine du doigt.

Deux touristes se sont allongés sur un banc pour un selfie.

Appareils photos, totebags, portables, bananes, sacs à dos, casquettes et lunettes de soleil sont les accessoires du jour et de l’endroit. Et puis, ces six colonnes vers lesquelles les yeux et les pas convergent… la porte et ses deux pavillons latéraux…

L’exposition de Candida Höfer est annoncée par une affiche à l’académie de l’art. Oui, Candide ! Et la Grèce !

Cette jeune femme rencontrée sur la plage pendant les Pâques orthodoxes à Naxos.

Elle voyageait seule.

L’eau de la mer Egée était fraîche mais délicieuse pour une française coutumière des côtes bretonnes. Martha dégustait un yaourt au miel sur le sable. C’est elle qui est venue engager la conversation. Je crois qu’elle lui a parlé aussitôt du musicien grec qu’elle suivait de concert en concert : Alexandros, originaire de l’île.

Sa relation à lui était spéciale : une fan espérant plus et lui, distant. Les boucles noires de la chevelure de Candide attiraient le regard. Elles partageaient le plaisir de la baignade dans l’eau transparente sur la plage déserte.

Ce sont les colonnes de style grec de la Porte de Brandebourg et l’affiche qui ont déclenchées le flashback, ainsi que le soleil matinal sur la peau de Martha. Candide… tout un poème, avec ses histoires distrayantes et c’était bien agréable d’entendre parler français et de partager Naxos.

Candide était déjà venue plusieurs fois et connaissait bien l’île.

Pourquoi à partir d’un lieu, Berlin, évoquer un autre pays ?

Pauline n’aurait pas supporté, comme si cela empêchait d’être ici et maintenant , mais Martha était bien présente avec Candide surgie de son passé. Maintenant, les touristes sont nombreux et les vélos traversent la place ensoleillée. Candide est venue à Berlin et ce n’est pas cet aspect joyeux qui l’a emporté. Pourquoi ce voyage ?

Avec sa judéité à fleur de peau, tout le passé a ressurgi comme un cauchemar projeté sur le mur.

Elle est même allée à la Topographie des terreurs où les visages des tortionnaires nazis sont affichés. Devant l’East Side gallery, les visions d’horreurs ont supplanté le doux court de la Spree. Elle y voyait les noyés plutôt que la piscine, plutôt que le charme des péniches amarrées. La silhouette jaune, la main devant, faisait signe que  non, non, pas ça!  et puis les barbelés que les colombes ne peuvent traverser, les machines à broyer la chair comme pour faire le pâté de grand-mère.

Candide n’en pouvait plus.

Aucune limonade à la rhubarbe ne pouvait effacer le goût amer de sa bouche. Aucun baiser entre grands hommes pour briser les chaînes. Les mots Joie, Amour, Paix en alternance ne suffisaient pas à la calmer. AMOR, PAZ, PACO et Fantomas à la rescousse.

Pourtant les chiens sont là, menaçants !

Einstein, Goethe et Schiller réfléchissent-ils assez pour éloigner le racisme, le rejet de l’autre, la

guerre ?…

Candide s’est commandé un matcha au mousseux cœur de lait pour respirer et regarder calmement l’eau de la Spree, un moment, mais les fantômes reviennent vite avec la silhouette molle sur le sable, le crâne en premier plan.

La mécanique est là, les automates en route.

Il n’y a pas de montgolfière pour s’envoler du monde des robots avec tous ces tuyaux, ses mains griffues de monstres poilus aux grands yeux.

Candide est aspirée.

C’est ce qu’elle a essayé de transcrire à Martha dans des messages décousus ; submergée par ses émotions et la part du silence familial qu’elle aimerait percer. Martha a réceptionné le boomerang, essayant de rester dans l’écoute de ce flot déstabilisant de douleur contenue.

Revenons à Candide qui poursuit son parcours jusqu’aux cimetières ; espaces verts où flâner à travers les fleurs et les arrosoirs. Le soleil se pose sur les petites tombes d’enfants près de l’entrée : parcelles de sédums, bruyères, roses et bégonias, quelques épis pour un décor plus sauvage. Gerda, Kurt, Harry, Else, Eléonore, Rita, Margot… Sur la pelouse auprès des ifs : cèdres, buissons et plate-bandes…

Son côté botaniste s’éveille.

Candide marche au hasard.

Elle déambule et se dirige vers la grande croix noire : Klara, Elsbeth, Heinrich reposent près de

Günther.

Candide s’assied sur un banc offert par la famille Ahlbrecht.

Grilles en fer forgé envahies par le lierre, colonnes de marbre noir…

Elle pense à Sarah, au cimetière juif d’Alfortville et aux petits cailloux posés sur la pierre.

Elle cherche une Sarah et trouve une Johanna Wolff, longe un parterre de pervenches et lierre mêlés,

un érable, un tilleul, et le soleil joue à travers les grilles.

Les feuilles mortes, aiguilles et pommes de pins, jonchent le sol.

Certaines ont même aperçu des écureuils.

Près du saule pleureur, une statue romantique penche la tête.

La grandeur des arbres donne une idée du temps.

Est-ce vers le pavillon rose qu’elle trouvera Sarah et ses berceuses en yiddish ?

Le cimetière est beau, calme et apaisant.

Une grand-mère y promène un enfant en poussette.

Un vieil homme en costume et casquette arrose des fleurs.

Une lanterne posée pourrait abriter une bougie qu’elle allumerait pour Sarah ; celle qui brodait les

champs fleuris de son enfance polonaise.

Ça vit ici : une femme traîne un caddie.

La traversée du cimetière longe la rue.

Oscar et Frieda, Candide ne se lasse pas de tous ces prénoms qui l’accompagnent sur son trajet.

Elle se pose sur un banc, entourée des branches illuminées du saule tortueux.

Une brise agite les feuillages d’un bruissement.

Elle ne retrouvera pas de Sarah dans le cimetière protestant.

Et ce sera fini, c’est ce qu’on se dit, qu’on attend. Ce sera fini*, se répète Candide dans les reflets de la lumière. Oublie-le, arrête de le suivre ! Hier Paris, aujourd’hui Berlin où les péniches se croisent sur la Spree. Je dois cesser cette quête vaine, quitter cette coquille d’escargot qui s’enroule dans la transparence et ses facettes, arrêter ce voyage aérien jusqu’au ciel ouvert du Reichstag, sortir de la bulle et du kaléidoscope, ouvrir les yeux ! Alexandros ne supporte plus la groupie que je suis ! Les courbes et les méandres accompagnent ma décision. Tous les panneaux de verre de cette architecture moderne : ce blanc, ce vert, ce gris… Les vélos qui circulent sur les berges de la rivière atténuent-ils ma profonde déception ? Et ce sera fini, je ne serai plus là pour quelques miettes de sa présence ! Je dois le revoir avant son départ, près de la gare d’Alexanderplatz, de la Sophiestrasse : un élégant café entouré d’une façade art déco dans une petite cour ; Alexandros avait fait l’effort de venir vers moi, sa plus fidèle groupie, flatté tout de même par mon admiration. Il n’aura pas le temps de se sentir harcelé par mon insistance. Mon voyage à Berlin aura été profitable, m’aura ouvert les yeux. En parcourant cette ville, peut-être a-t-il perdu de son charme méditerranéen ? Je vais trouver le courage de mettre fin à cette attente vaine, cette relation déséquilibrée qui m’a fait souffrir. Je ne continuerai pas à suivre ses concerts !

Elle le lui annonce. Sans doute se sent-il soulagé, il n’en laisse rien paraître.