Errances – Sylvaine Dockerty

JOUR 1

C’est une très belle porte imposante, pas vraiment une arche. Six colonnes de pierre beige rosée soutiennent un chapiteau sur lequel trône la victoire dans un char tiré par quatre chevaux.

Deux plus petits bâtiments avec les mêmes colonnes mais beaucoup plus fines encadrent la porte de façon symétrique.

La place rectangulaire est entourée de bâtiments modernes hébergeant des ambassades et l’académie des arts. Une grande avenue mène à cette porte de Brandebourg.

C’est les Champs Élysées Berlinois. Il y a du monde, des touristes de tous les pays, les Japonaises sont reconnaissables avec leurs mini jupes, il y a du bruit au loin : un cours de fitness apparemment, un cours d’aérobic comme on disait dans le temps ! Elles – c’est surtout des femmes – sont toutes habillées en rose.

C’est imposant mais elle aime la couleur de cette pierre, ce beige rosé adoucit. Elle se souvient que la dernière fois qu’elle y est venue il y a quinze ans avec Jean, il s’était extasié sur les sculptures du chapiteau qu’il trouvait exceptionnellement fines. Et grand, faut dire qu’à l’époque il trouvait tout exceptionnellement beau, exceptionnellement grand, exceptionnellement bon …. Tout était exceptionnel !!!!! C’était fou cet enthousiasme !

Pour en revenir à la place, l’avenue qui y mène est bordée de tilleuls et les quelques façades épargnées par les bombardements montrent des façades austères. Il n’y a pas beaucoup de fioritures.

Cela doit être extraordinaire de se réveiller avec une vue imprenable sur la porte de Brandebourg. L’endroit est chargé d’histoire et nous rappelle à quel point nous sommes chanceux de vivre dans un pays en paix.

JOUR 2

Dès le lendemain, la voilà partie à la découverte du mur de Berlin. Elle se rend à l’East Side Gallery. En fait partout elle se demande où était le mur, et partout elle se demande si elle est à l’ouest ou à l’est du mur. La référence historique est évidente, elle ne se demande pas si elle est au nord ou au sud du mur bien évidemment !!!! En 1989, elle ne se doutait pas que des artistes peintres allaient s’emparer du mur. C’est un beau témoignage des angoisses et des espoirs des Berlinois. A chaque peinture, un univers différent. Certains sombres, des cubes, du gris et noir, des chaînes, des prisons. D’autres naïfs et optimistes, avec de jolies couleurs vives, des vues sur des paysages, un avenir.

Intriguée, elle tombe en arrêt devant le visage d’un homme au volant de sa voiture, l’air légèrement inquiet, ne sachant où aller, ignorant s’il pouvait passer ou pas, se demandant s’il pouvait traverser, ses grosses mains crispées sur le volant, le regard vide comme si tant de liberté d’un coup comme ça lui était impossible à appréhender… C’est fou ce que ces gens ont vécu. C’est tellement dur. Subir cette séparation, c’est absolument inhumain et ridicule, de quoi avoir envie de faire le mur, c’est sûr …des centaines de personnes en sont mortes… c’est angoissant d’y penser. Mourir pour rien… Ou alors vivre comme un automate, sans penser à rien, subir en se demandant quand cette connerie allait finir… c’est tout aussi angoissant.

Petit à petit elle se laisse glisser dans ses rêveries et elle se voit dans la même situation d’angoisse dans sa voiture au milieu d’une foule agressive ne pouvant ni reculer ni avancer, tremblante et incapable de réactions, anéantie, des visages autour d’elle grimaçants, criants… Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, elle ne se souvient pas… Elle n’a jamais vécu cela, elle est juste impressionnée par Berlin, le lieu, le mur, la guerre, l’holocauste. Elle s’identifie.

Il faut qu’elle bouge, Qu’elle se sorte de ce cauchemar, qu’elle se réveille. Elle reprend sa déambulation et réussit à se sortir de cette angoisse qui lui serre la gorge et le ventre. Elle se calme et découvre quelques mètres plus loin une porte, une ouverture dans le mur, une escapade possible. Ouf ! Il était temps ! Ça fait du bien, cette   porte ouverte sur le Japon. C’est vrai que ces deux dernières journées ont été riches en émotion, n’est-ce pas ? Allez, je lui laisse 24 heures pour s’en remettre !!!!

JOUR 3

C’est dans un autre quartier de Berlin qu’elle se prépare à visiter trois petits cimetières. Elle est à Berlin un peu pour cela. Elle déteste les cimetières. Mais c’est important pour elle de visualiser où son grand père a été enterré. Le gardien étant absent, elle erre, cherche à lire les dates sur les stèles. Elle flâne, elle se promène, il fait beau, c’est un cimetière très vert, il y a de nombreux arbres, des noisetiers, des marronniers, des fleurs, des pelouses, des allées pas forcément bien dessinées, des tombes végétalisées, des stèles ou des croix plantées dans la pelouse sans pierre tombale… c’est beaucoup moins angoissant. L’idée qu’on enferme les corps là-dedans lui est insupportable. Là au contraire on a l’impression que ça pousse, ça vit. C’est différent …

Elle sait ce qu’elle cherche. Mon dieu, le nombre de personnes décédées en 2020-2021 c’est incroyable. Elle pense automatiquement au Covid mais elle n’est pas là pour cela. Après maints détours et recherches infructueuses, elle voit un rectangle d’un vert plus foncé. C’est un lierre qui cache probablement une tombe et en a respecté la forme rectangulaire.

Cela lui convient bien. La nature a repris le dessus mais sans totalement renié ce qui est ou ce qui était. Cette idée lui plait, cela la rassure et elle se dit qu’il est là très certainement caché dans son petit nid de verdure. Ça lui suffit. Elle va pouvoir reprendre son chemin. Elle l’a vu. Elle est venue à Berlin pour cela.

Un petit écureuil est venu lui dire bonjour.

JOUR 4

Elle est maintenant dans la coupole du Reichstag. C’est extraordinaire, c’est vraiment beau cette coupole de verre et d’acier. Elle reste en admiration devant ce panorama et devant l’architecture de la coupole.

J’étais et je resterai longtemps dans un état de suspension qu’on éprouve pendant la lecture d’un roman captivant ou lorsqu’on regarde un tableau qui nous touche ou avec lequel on rentre en communion.

J’étais en suspension devant la beauté, la transparence de cette coupole, devant ces entrelacs d’acier, ces ricochets de lumière et ces reflets se répercutant à l’infini dans la rondeur et la globalité de la structure.

A chaque pas le panorama était différent et la vue saisissante. Je me demandais comment un homme -même architecte – pouvait avoir un tel talent ! Quel savoir-faire ! Quel génie ! C’était fabuleux ! C’était exceptionnellement beau (comme aurait dit Jean).

C’était une telle réussite que j’en restais bouche bée. Le propos était clair. Il fallait permettre à un maximum de touristes et Berlinois d’accéder à un fabuleux panorama. Il fallait également illustrer l’idée que la démocratie était visible et limpide pour tous.

Le contrat était rempli. Tout le reste était en plus !!! Et quel plus !!!!! C’était époustouflant ! La modernité de l’édifice, la beauté des matériaux, l’infinité de spirales escaladant le ciel bleu, le soleil illuminant le lieu.

C’était divin.

JOUR 5

Mon dieu, c’est son dernier jour déjà ! La voilà place Alexandre… et c’est spécial… grand, droit, rectiligne, pas très beau, rigoureux, allemand pense-t-elle en souriant… elle n’aime pas vraiment. Elle continue son chemin jusqu’au Mémorial du mur. Elle a l’impression de toucher à la diversité du moment et du lieu. Il y a de tout à Berlin : des quartiers très calmes, très verts et d’autres bétonnés et animés autant que bruyants ; des quartiers modernes, d’autres historiques ; bourgeois ou pauvres ; résidentiels ou industrieux… il lui est difficile de séparer, de cloisonner, de catégoriser. Il faut tout prendre, l’est et l’ouest, tout englober, tout ingurgiter tout accepter… sauter le mur ou l’oublier… ne pas le laisser l’enfermer.

C’est la vie. C’est Berlin. On ne peut pas choisir. C’est tout ou rien. Elle est enfin prête à l’accepter. Elle est venue avec Jean (son frère) dans la tête retrouver une trace de leur grand-père et redécouvrir sa ville. Ce n’est pas si simple en fait. Il faut accepter de toucher à la diversité et la complexité des lieux qui sont les témoins de tant de moments historiques. Berlin est un musée ouvert à tous.

Elle est contente de l’avoir fait.