Franchir

Le soleil réchauffe la place froide et les ombres des touristes animent les dalles grises. Le regard se pose immanquablement sur l’arc de triomphe surmonté du char tiré par quatre chevaux. Elle a envie de passer la grande porte, de rejoindre l’ouest. Les colonnes doriques la plongent dans des souvenirs de voyage en Méditerranée, ravivés par le bruit d’eau de la fontaine. Les pavés, réguliers et nombreux la rapprochent de Paris et de Kenny, son amour d’étudiante. Celui surnommé le Cohn-Bendit d’Assas, la tête brûlée d’activiste qui a bercé ses nuits parisiennes.

Flora voulait un voyage romantique, Kenny-Dani un voyage politique.

Rupture.

A présent elle déambule dans cette ville qui devait être leur destination et se dirige avec nostalgie de son amour perdu devant l’East Side Gallery. La solitude l’enveloppe, personne pour échanger et partager le choc provoqué par les graffitis. Elle s’arrête devant la statue du commandeur majestueux d’autorité. L’autorité, celle qu’elle a toujours fuie  pour gagner la liberté. Refuser le mariage, la maternité, le politiquement correct. Ah ! Ils s’étaient bien trouvés tous les deux. Plus loin, un bateau de migrants attend le naufrage avec en arrière plan Oberbaumbrücke, graffiti tristement d’actualité. Elle est partie de Calais pour se mettre au vert de l’association et se ressourcer et elle se retrouve face à l’expression de l’oppression.

Flora a toujours recherché la protection des disparus, quel lieu plus propice pour les retrouver ! Le cimetière qu’elle a choisi offre tranquillité et apaisement. L’accueil des arrosoirs multicolores accrochés à l’entrée invite à pénétrer dans l’espace où elle retrouve couleurs et diversités. Variétés des arbres, peupliers, cyprès, marronniers, arbustes naissants, éventail de couleurs au sol des fleurs, emblèmes de religions différentes.

Elle est là pour elle, pour lui. Les souvenirs ne sont pas tous tristes, les tombes également. Flora déambule sans but et soudain se souvient qu’elle s’est donnée une mission pour respecter une promesse. Elle trouvera, retrouvera pour lui la tombe du père de Kenny au Kirchhof Dreifaltigkeit. Elle passe de tombes en tombes, de caveaux en caveaux, et cherche plutôt un espace simple et sincère.  Elle a un nom, une date approximative. Ici un enfant, là une femme, puis un homme trop vieux ; elle a chaud, se désespère, s’assoit sur un banc, la tête entre les mains. Il faut faire revivre son grand amour en réalisant par procuration la rencontre du fils et du père. Elle se lève, ses pas la dirigent à droite, puis sur le côté et sous un buis, comme téléguidée elle trouve un bloc de pierre brute, adouci par un dessin naïf de rose et un nom déjà évoqué  sous la couette dans la chambre d’étudiante  et entendu au creux de l’épaule de Kenny, ELLI RUDOLPH, son père.

Promesse tenue,

Hommage rendu.

J’étais et je resterai longtemps dans cet état de suspension qu’on éprouve pendant un voyage à l’étranger.

Oui j’ai accepté de poursuivre ma découverte de Berlin avec Kenny comme guide imaginaire. Je me dis que c’est un biais pour me rapprocher de lui. Je ne suis pas sûre qu’il aurait aimé m’accompagner pour la visite du Bundestag. Pourtant, la coupole de verre et la vue panoramique n’auraient pas pu le laisser indifférent, ni la conception ni l’ouverture sur la ville. Je l’entends me dire tout le mal qu’il pense de la démocratie parlementaire et « tous pourris ces parlementaires, payés à rien foutre, ne pas voter est révolutionnaire« .

Je pense qu’il s’est épuisé à lutter et je m’accuse de l’avoir laissé voire encouragé dans ses délires.

Je suis attirée par la spirale. Toute en douceur, la montée vers le sommet rappelle l’envolée vers la dépendance de Kenny à l’héro. Ne fais pas d’interprétation de bas étage ! Profite de la vue, repère les lieux. Je suis certaine qu’il aurait zoomé sur le monument soviétique dans le Tiergarten en hommage aux soldats soviétiques tombés. Arrête d’être envahie par ses pensées, redescends. Je colimaçonne vers le bas, c’est tellement rapide de toucher le sol, la fin.

Comme sa propre chute.

Après une nuit agitée et pour sa dernière journée à Berlin, Flora décide de s’aventurer dans le quartier Hächerche Höfe via la Alexanderplatz. Celle-ci lui offre certes une architecture sans élégance mais une activité qui lui permet un peu d’insouciance « capitaliste » retrouvée. Enfin faire les boutiques sans culpabilité, toucher de beaux objets, admirer les façades de briques ou de couleurs vives et sentir la joie des habitants. Théâtres, cinémas, cafés reflètent la vie et le désir d’être heureux. Elle aussi, elle le sera. Elle se promène dans la Sophienstrasse, aperçoit la maison de Bertolt Brecht (quelle déception !) et se dirige vers le mémorial du mur de Berlin. Elle longe une partie brute du mur, imagine la hauteur que les candidats pour l’Ouest devaient sauter du haut des maisons. Elle repère un mirador, a la vision des patrouilles de gardes et de chiens poursuivant les victimes, elle devient une d’entre elles. Elle pénètre dans la chapelle de la Réconciliation au bel ovale en terre et bois. Elle suit avec émotion la galerie de portraits de ceux morts en essayant de franchir le mur. Ils étaient les héros de Kenny et pour elle, représentaient le prix à payer pour la liberté.

En sortant de ce lieu de recueillement, elle entend le grincement d’un petit portail qui sous la poussée d’une femme porteuse d’un arrosoir, s’ouvre sur un jardin partagé entretenu et fleuri.

Flora s’installe sur un banc baigné de soleil et retrouve depuis la première fois à Berlin et depuis bien longtemps à Paris la paix intérieure. Elle sent que le deuil de son grand amour de jeunesse s’achève, qu’elle peut trouver une liberté qui ne passe pas que par la colère. Comme l’œuvre représentant le soldat sautant les barbelés, elle franchit l’interdit.

Elle rejoint Pablo, le troisième du trio militant inséparable, l’ami éternel de Kenny dont elle écoute le message laissé sur son répondeur :

« Je t’attends à Orly, je t’aime. Pablo »

RMQ