Tolède 1er Juillet 1980
Mon cher fils,
Je t’écris aujourd’hui car j’ai pensé très fort à toi ces jours-ci en feuilletant un livre sur le Greco. Je me suis arrêté sur ce célèbre tableau « Vue de Tolède », littéralement fasciné.
Ce tableau peint entre 1597 et 1600 est tellement moderne et saisissant ! On y voit un paysage, plongé dans une semi-obscurité sans aucune couleur chaude, sans personnage, rarissime à son époque. La ville évoquée par une ligne de bâtiments dessinés en blanc serpente en hauteur au-dessus des lacs, des forêts et domine le Tage. Le ciel surplombant le tout est aussi inquiétant, formé de nuages allongés bleus et blancs avec une trouée comme après un orage. Il s’en dégage une intensité dramatique, une mélancolie en accord avec mon état d’esprit. Il a fait surgir un flots de souvenirs chaotiques, à la fois gais et tristes.
Je me suis rappelé la visite que nous avons faite ensemble avec ta mère et toi dans cette ville historique. C’était l’année 1935 lorsque tu avais une dizaine d’années. Nous voulions te montrer ce lieu chargé d’histoire que nous adorions, là où nous nous sommes connus et où nous avons passé notre jeunesse. Tolède pour nous était alors une ville enchantée. En 1935, nous étions loin d’imaginer ce qui allait suivre. Nous étions soulevés par l’espoir d’une République démocratique. Nous ne savions pas que l’Espagne traverserait des années de Révolution, qui malheureusement échouerait et que le tyran Franco arriverait au pouvoir installant une dictature pour des années !
Aujourd’hui la vision de Tolède par Le Gréco est beaucoup plus proche de ce que je ressens après tout ce que nous avons traversé.
Nous avons dû fuir, partir, franchir la frontière, dans les montagnes des Pyrénées, à pied dans le froid. Tu étais alors adolescent, vaillant, courageux et endurant. Je ne sais pas de quoi tu te souviens aujourd’hui de cet épisode ? Nous avons connu l’exil en France, affronté une vie nouvelle dans un pays d’abord peu hospitalier. Durant ces années j’étais « Ni d’ici, ni d’ailleurs » comme beaucoup de réfugié.es. Nous nous sommes adaptés dans cette riante Provence, vivant surtout pour t’offrir un avenir, puis nous avons partagé ton bonheur, ta famille, les petits enfants. Nous y sommes restés jusqu’à la mort de Franco en 1975.
Mais nous avons voulu revenir au pays, revoir l’Espagne qui ne nous avait pas quitté.es. Nous voulions participer à sa Renaissance. Malheureusement ta mère ne l’a pas vue. Elle est morte en 1976, peu de temps après notre retour. Elle a pu, au moins, vivre ses derniers instants sur sa terre natale, à Tolède où nous nous étions installés.
Toi mon fils, tu as fait ta vie en France, pays qui t’a adopté et que tu as adopté. Tu y as réussi, mené une vie plus facile et fondé une famille. Je suis encore tiraillé aujourd’hui, car toi et les tiens êtes éloigné.es de moi.
Le tableau du Gréco parle mieux que mes mots. Il évoque pour moi le trajet tumultueux de nos vies, l’histoire tragique de ce pays, l’Espagne qui est le mien.
Malgré des années d’obscurité elle a réussi à se relever et à retrouver la lumière.
Je ne sais pas si je te reverrai bientôt. Je me fais vieux et les voyages deviennent pénibles pour moi.
J’attends avec impatience une lettre de toi. Ton père qui t’embrasse ainsi que toute ta famille. Je t’aime.
Pablo
Arles, 8 juillet 1980
Cher Père,
Quelle émotion de lire ta carte-lettre. Je t’envoie à mon tour cette missive accompagnée d’une carte représentant le tableau : « Nuit étoilée » de Van Gogh, connaissant ton amour pour ce peintre, pour la Provence et la ville d’Arles en particulier. Comme tu le sais c’est là où nous habitons depuis des années, ma famille et moi. Nous y avons connu ensemble les années d’exil.
J’étais alors adolescent, jeune adulte insouciant, confiant. Vous m’avez donné la force, toi et maman. Je ne me suis pas rendu compte des difficultés que vous avez traversées. Puis j’ai été emporté par mes études, mes amours, ma famille oubliant notre passé. Normal de regarder vers l’avenir quand on est jeune. Mais aujourd’hui je veux regarder en arrière.
Durant les nuits des ciels clairs de Provence, les étoiles se mettent à tourner formant des vagues de pensées. Des questions me tourmentent. Comment vis-tu loin d’ici, seul ? Que sais-je vraiment de votre histoire ? Je ne me suis pas assez intéressé à votre vie dans les détails. Je me suis contenté de généralités. Toi mon père, tu es resté mon héros de la révolution espagnole, le combattant contre la tyrannie durant la guerre civile. J’ai expliqué à mes enfants, à mes ami.es votre passé glorieux sans vraiment le connaître.
Aujourd’hui je ressens le besoin impérieux de te voir, de retourner avec toi sur les lieux de ton, de votre histoire.
Je voudrais que tu me racontes, que tu me racontes, racontes …
C’est décidé, je viens te voir très prochainement.
Ton fils qui t’aime.
Juan
Dominique Pierre

