Numéro 2325 avait-elle dit à l’accueil de ce vaste bâtiment où l’hôtesse lui avait donné les consignes : pas de stylo, juste un papier et un crayon, possibilité de prendre des photos
Arrivée aux pupitres des Archives, au premier étage, elle avait déposé sa liste de documents sollicités. Elle avait consulté les ordinateurs mis à disposition pour en trouver les cotes. Il s’agissait des dossiers des prisonniers de guerre en Allemagne des années 1939 à 1944.
En attendant ces témoignages des époques passées, assise à la place assignée, elle regarda autour d’elle. Une vaste salle, vitrée sur un côté et exposée sud faisait entrer la lumière. De grandes tables de bois clair, très larges, permettaient l’étalage de gros registres, souvent fragiles, qu’il fallait manier avec précaution.
Curieusement, dans ce lieu où le silence est de rigueur, le plus petit bruit prenait une ampleur démesurée. Le moindre raclement de gorge, déplacement de chaise, bruit de pas aux semelles sonores, coc incongru de crayon qui tombe, tout éveillait l’attention et pouvait perturber la concentration.
Elle regardait les commis qui s’affairaient dans un mouvement de va et vient, prenaient la liasse des demandes déposées sur le comptoir puis disparaissaient à l’arrière des étagères. Ils revenaient, chargés de registres, dossiers, chemises cartonnées qui sentaient la poussière et les temps anciens. Ils les déposaient dans de vastes casiers sur lesquels un numéro d’ordre signifiait l’arrivée de la livraison demandée.
Du côté de la salle, emplie de personnes très diverses, c’était le même ballet de gens qui se levaient, rapportaient les archives et en emportaient d’autres.
On lisait l’intérêt évident de certains sur les visages qui tout à coup s’illuminaient, ravis sans doute d’avoir trouvé la réponse tant attendue à une question longtemps ruminée. Ceux-là s’agitaient sur leur chaise, se mettaient brusquement à prendre des notes, se levaient pour cadrer au mieux les documents tant espérés. Ils tournaient délicatement les feuilles, revenaient en arrière comme s’ils voulaient être certains d’avoir bien vu ce qu’ils avaient découvert. Un sourire presqu’imperceptible, des yeux qui s’affolaient de tant d’émotions, un souffle qui s’accélérait, trahissaient leur excitation.
Pour d’autres, c’était la déception manifeste. Une pile de registres ne venait pas à bout de leurs investigations. Non loin, ils éraient deux à déchiffrer ces feuillets. Ils étaient là depuis le matin et avaient déjà épuisé toute la liste de leurs demandes. Ces deux là étaient venus de loin et dès l’ouverture avaient été les premiers à être servis. Ils se regardaient, confrontaient leurs trouvailles, l’air parfois dubitatif, parfois ils hochaient la tête négativement. Elle avait discerné un léger accent d’Europe centrale sans exactement identifier le pays.
Elle ressentait dans cette atmosphère une réelle humanité. Ce n’était pas tous des archivistes professionnels mais elle percevait une vérité essentielle.
Un jeune homme, aux cheveux bruns et bouclés, habillé d’un sweat à capuche tranchait avec les tenues habituelles de ce genre de lieu ; lui avait perdu sa mère très tôt et la famille de celle-ci ne s’était pas beaucoup manifestée. Le roman familial racontait une disparition des papiers officiels. Il était là pour tenter de restituer une partie de son histoire.
C’est curieux comme cet espace si particulier, impersonnel, peut recéler de sensations décuplées. Les bruits pourtant atténués, les odeurs qui arrivaient presqu’en direct de temps révolus, le spectacle de gens affairés, si concentrés et tournés vers le seul aboutissement de ce qu’ils venaient chercher là, tout contribuait à une observation plus fine de personnes et du décor.
Pendant ce temps, ses documents n’arrivaient toujours pas. Le documentaliste avait beau vérifié les cotes inscrites sur la demande, il ne trouvait rien et n’en comprenait pas lui-même les raisons. Il appela son collègue qui s’étonna à son tour de cette disparition inexpliquée. Se pouvait-il qu’un fait aussi grave se soit produit dans un lieu où tout est si contrôlé et surveillé ?
Lorsqu’ils revinrent vers les comptoirs de dépôt ils consultèrent, l’air inquiet les ordinateurs pour vérifier quand ces documents avaient été sortis pour la dernière fois.
Elle, s’impatientait, et en remarquant ces deux hommes anxieux elle sentit en elle, de manière un peu surprenante un trouble qui l’envahit progressivement. La légende familiale avait fait de son grand-père un héros. Il s’était sorti de toutes les situations dangereuses, avait sauvé celui qui était devenu son meilleur ami, était parvenu à s’échapper du stalag où il était prisonnier de guerre. Pourtant elle avait toujours eu un petit doute sur ses actes, doute qui lui faisait confusément honte.
Et quand on vint lui dire, l’air contrit que les documents demandés étaient momentanément indisponibles, elle avait eu comme un brouillard visuel. Le décor s’était soudainement estompé, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Ses sensations furent comme anesthésiées, elle avait l’impression d’être soudain seule dans cet espace, comme si dans les décennies qui s’étaient écoulées, le moment qu’elle vivait avait été prévu de longue date.
Non, il ne fallait pas qu’elle sache. Elle avait toujours su que ce moment arriverait un jour, qu’elle serait confrontée à l’effondrement de tout le récit familial et on voulait l’en empêcher.
Sa chaise perdit de la consistance, tout comme les croyances qu’on avait entretenues en elle. Son grand-père tant aimé, si chaleureux avait-il effectivement vécu un passé trouble ?
Elle s’imagina tout à coup la cible de tous ces révisionnistes de l’Histoire, sans scrupules, qui n’attendaient que le moment propice pour ressurgir.
La lumière s’estompa autour d’elle, un trou noir noya sa tête et son corps. La vérité, tant redoutée pourtant, devait la délivrer d’un secret familial trop lourd à porter.
Elle ferma les yeux, eut un léger malaise, mit la tête entre ses mains, puis, avec une énergie inattendue, se leva et sortit en titubant de cette salle où elle n’aurait jamais dû venir.
Josette Emo