Le zen de la page blanche

Elle s’était échappée très loin de chez elle pour essayer de fuir le poids du quotidien, du stress, des soucis petits et grands, l’anxiété. Oublier le monde ! Non c’est impossible se disait-elle ! Oui c’est malheureusement une vue de l’esprit, mais s’en tenir le plus éloignée … Être disponible… Peut-être vais-je réussir à me plonger dans l’écriture ? …

Elle ne pouvait pas effacer tout ce qu’elle avait vécu, ses émotions, son univers, les lumières, les bruits de la ville. Mais elle voulait retrouver les couleurs de son enfance, l’air pur de la campagne, les couleurs des saisons, les odeurs de la forêt, des prairies, de l’herbe fraîche.

Son nouveau logement était une auberge perdue, isolée au bord d’un lac, tenue par un homme tellement âgé que l’on pouvait parler d’un vieillard. Il était comme un vieux sage avec sa longue barge blanche, énigmatique, peu communicatif mais à l’oeil vif qui vous scrutait avec une insistance troublante. Rester seule, pendant des jours lui était arrivé très rarement dans sa vie. C’était difficile dans ce pays ou les villes grouillent de monde.

Le soir dans cette auberge silencieuse, elle avait du mal à s’endormir. Elle était à l’affût des bruits parfois inquiétants. On était en hiver. Le vent faisait craquer les branches, grincer les volets. Les nuages passant devant la lune la cachaient, épaississant l’ombre de la nuit, puis elle réapparaissait, éclairant les arbres de sa blancheur bleuâtre. Les nuages menaient une course folle comme poussés par le vent. Il lui semblait distinguer des formes fantastiques, des visages étranges. Puis son esprit se perdait dans la profondeur du ciel, comme s’il voulait aller plus loin, à la poursuite de l’infini cosmique. Elle était parfois dans un état intermédiaire entre le sommeil et le rêve éveillé. Prise d’un vertige angoissant elle tentait de reprendre ses esprits et se levait plusieurs fois dans la nuit, cherchant à tâtons l’interrupteur et la lumière pour l’apaiser.

Le lendemain matin elle se réveillait tôt, prenait un petit déjeuner frugal et se mettait au travail. Elle restait devant la page blanche très longtemps sans parvenir à écrire ! Elle pensa un jour à ce personnage de Murakami qui appelait ce moment, le zen de la toile . Ce moment où il n’y avait encore rien de dessiné. La page blanche était comme la toile vierge du peintre, un espace qui se peuplera de personnages invisibles et pourtant vivants. La magie des mots pourra donner vie à ces êtres imaginaires, surgis du néant par sa pensée, ou plus exactement du plus profond de son inconscient. Mais l’accouchement était terriblement difficile, laborieux, douloureux. Les idées se bousculaient dans sa tête paralysant sa main. Elle voulait briser les digues du réel, ne pas se limiter à la reproduction de la réalité. Elle voulait atteindre à la lisibilité mystérieuse du monde, pénétrer, créer un univers onirique, en se servant de ses rêves, de ses cauchemars, de ces états anormaux où pourrait puiser son imagination. Elle se livrait à de multiples expériences lui permettant d’être dans un état second afin de laisser cheminer son écriture sans contrôle du conscient, dans la plus grande liberté possible, de laisser venir des images les plus inattendues, les plus surprenantes, les plus éloignées de l’explication sensée, quelle pourrait traduire avec des mots pour créer son monde merveilleux. Comme le peintre Miro qui parvenait à traduire les constellations avec ses signes et ses couleurs à lui. Mais elle s’interrogea, se demanda si elle avait envie de reproduire ce qu’avaient fait les surréalistes. Et d’ailleurs en matière de roman, ils n’ont pas produit vraiment d’œuvres convaincantes. La poésie des surréalistes oui là ils ont innové formidablement. La poésie n’est-elle pas la meilleure façon d’évoquer un univers irréel ? Et pourtant elle voulait inventer des histoires, des personnages, écrire des romans. Comment faire vivre des personnages dans un monde imaginaire ? S’ils ne sont pas rattachés un peu au réel, je tombe dans le surnaturel ou pire les super héros, pourquoi pas la science fiction américaine pendant qu’on y est ! Mes personnages doivent être faits de chair et d’os et ne pas être de simples abstractions.

Cela faisait plusieurs semaines qu’elle était dans l’auberge, tourmentée, emprisonnée dans ces pensées contradictoires comme dans une toile d’araignée. Elle éprouva le besoin de parler. Il n’y avait dans ce lieu qu’un être humain auquel s’adresser, le vieillard de l’auberge. D’une discrétion absolue, il ne lui avait jamais posé de questions. Elle lui raconta un peu sa vie passée, ce qu’elle  faisait ici, ses difficultés à écrire.

A sa grande surprise il l’écouta avec beaucoup d’intérêt.

La neige était tombée des jours durant apportant calme et douceur, ensevelissant toutes les craintes et les inquiétudes. Elle poursuivait auprès du feu de la cheminée les conversations avec le vieil homme fascinant.

Un matin il lui dit : Un cercle qui possède un grand nombre de centres …il possède plusieurs centres et même un nombre infini … mais c’est un cercle sans circonférence. Peux-tu imaginer cercle pareil ?…  Cette phrase énigmatique la plongea dans un abîme de réflexions comme dans ses rêves, lorsqu’elle essayait de voir ce qui existe au-delà des nuages.

Au fil des discussions, elle ne se sentait plus seule, déconnectée du monde. En même temps qu’il la raccrochait à la vie, il lui permettait de s’en échapper, de se libérer du cadre. Comme la neige, il la plongeait dans une autre vision, lui lavait les yeux pour qu’ils voient autre chose. Elle ne percevait plus de la même façon les objets. Les choses les plus familières devenaient différentes, étranges, inattendues. Elle avait un œil neuf. Elle ne perçait toujours pas le sens caché de ce qui l’entourait. La différence était qu’elle ne cherchait plus à en trouver un. Elle était disponible, ouverte aux possibilités, au non-sens, aux questions sans réponses, au doute, aux directions diverses et contradictoires, à l’inexplicable.

Dominique Pierre

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