Avant même d’ouvrir les yeux, Alizée sentit que ce qui allait advenir d’elle relèverait pour le moins de l’inattendu, sinon de l’irrationnel. Le silence qui émanait de la pièce pesait sur son corps allongé sur le lit à baldaquin qu’elle avait trouvé somptueux la veille en se glissant dans les draps brodés aux armoiries du château. Son hôte l’avait accueillie avec gentillesse et avait su la réconforter après qu’elle lui eut raconté ce qu’elle venait de vivre.
« Vous reprendrez la route demain, lui avait-il dit en la guidant dans les couloirs de la demeure ancestrale, vous verrez, ici aucun bruit ne vous dérangera. » Cette phrase résonnait maintenant à son oreille avec une toute autre signification. Il ne s’agissait pas d’un silence normal quand ni voix humaine, ni chant d’oiseau ou un bruit de moteur ne vous parvient, non c’était un silence ouaté, insidieux, prémices d’une situation étrange. Alizée se redressa, l’oreille aux aguets, impatiente de percevoir le moindre craquement d’une planche de parquet ou le bruissement d’un rideau écarté par un souffle d’air. Ses yeux se fixèrent sur le balancier de la petite horloge qui oscillait de gauche à droite sans émettre le moindre son. Une impression de temps figé, de calme anormal avant la tempête régnait dans la pièce et elle sut qu’il fallait qu’elle s’échappe au plus vite. Un bruit assourdissant se déchaîna quand elle ouvrit la porte de sa chambre et elle se trouva précipitée dans un dédale de couloirs et d’escaliers sans fin, seule et emmurée dans un espace clos qui se déformait à chacun de ses pas.
Un vacarme grandissant accompagnait sa difficile progression le long des murs qui ondoyaient comme des fantômes et se rapprochaient d’elle, prêts à l’engloutir. Elle franchit des portes qui se gondolaient sur son passage, emprunta des escaliers qui s’affaissaient sous ses pieds, des couloirs qui ne menaient nulle part. Affolée, désorientée elle chancela en débouchant enfin dans le grand vestibule qu’elle reconnut aussitôt. Là-bas au fond se trouvait la porte par où elle était entrée la veille, il n’y avait plus que quelques mètres à franchir pour rejoindre la voiture dont elle tenait fermement les clés à la main. Une force irrésistible, un déluge de vent la plaqua sur le sol où elle tenta de ramper, les mains glissant désespérément sur la surface lisse des dalles de marbre noir et blanc. Tel un naufragé qui s’agrippe et s’arc-boute pour ne pas s’enliser dans les sables mouvants, elle résista, avança et recula, plusieurs fois repoussée par le souffle infernal, avança de nouveau, crispant tous ses muscles pour se maintenir sur place et s’arracher à l’emprise de ce souffle démoniaque. La porte petit à petit se rapprochait, elle finirait par l’atteindre, il le fallait avant qu’elle ne se referme. Un dernier effort et le pied projeté à temps pour la bloquer, elle se releva d’un bond, franchit le seuil et courut dans l’allée crissant sous ses pas. Elle sauta dans la voiture et démarra en faisant hurler les roues sur le gravier. Une fois le portail du domaine franchi, elle poussa un hurlement de joie avant de prendre une profonde inspiration pour calmer les battements affolés de son cœur. Elle parcourut plusieurs kilomètres avant de consentir à décélérer, et les sens apaisés, sentit la fatigue l’envahir. La peur, le combat acharné qu’elle avait dû mener l’avaient épuisée. La route qu’elle suivait, pour peu sinueuse qu’elle soit, commençait à lui paraître floue et inconstante. Les herbes hautes des bas-côtés qui ondoyaient et le ruban d’asphalte qui serpentait eurent bientôt raison de son attention. Alizée, prise d’un doux vertige, lâcha prise et s’échappa un court instant dans les méandres de l’inconscience. Un ressaut dans le revêtement de la chaussée la ramena à la réalité et elle continua sa route. Autour d’elle rien n’avait changé, elle se sentait bien et se mit à chantonner quand elle s’étrangla, la dernière note en suspens. Devant elle se dressait le château qu’elle venait de quitter et sur le perron son hôte l’invitait gentiment à entrer.