Florentine, 86 ans, vit encore à Rouffigny dans sa maison héritée de son pauvre père – dieu ait son âme, si tu m’entends de là-haut – Chaque jour est le recommencement d’un rituel immuable : ouvrir les poules, ramasser les œufs de la veille, charger les bras de bûches taillées pour la cheminée et s’offrir le luxe d’enclencher le compteur électrique pour déguster la lumière. C’est beau la cuisine éclairée alors que les bougies de la nuit dégoulinent sur la toile cirée à carreaux blancs et rouges.
C’est décidé, le 22 novembre, date de l’anniversaire de son fils tué en Algérie pendant son service militaire, elle part. Elle laisse son chat Icare, il se débrouillera pour ouvrir ses boîtes avec la complaisance de ses voisins, ceux qui parlent aux animaux mais pas à elle, ceux qui le caressent sans se préoccuper de savoir si elle, elle va.
Pour où ? Villedieu les Poêles, la ville nouvelle, la modernité qui se heurte à la tradition. Roger – mon époux alcoolique mais si doux , dieu ait son âme – fondeur chez Cornille toute sa vie de travailleur acharné, lui rappelle de l’au-delà, qu’il en était des cloches de Notre Dame de Paris.
Elle veut du moderne, se cacher dans un appartement d’un lotissement encore inhabité comme si ce nouvel habitat pouvait la rajeunir. Camper dans l’odeur du neuf, dormir dans une baignoire sans raccordement, fumer un pétard oublié par son petit-fils et se torcher avec le bordeaux Saint-émilion détourné de l’épicerie du mal embouché Émile.
Et Florentine pochtronne s’endort.
Et Florentine rêve.
Il semble que lassée de ce nouvel environnement, sa culpabilité est grandissante :
–A mon âge faire une fugue ! Mais je sais que personne ne l’a remarquée, personne me cherche. Icare peut-être ? Il miaule ? Son pelage lui apparaît entre deux ronflements d’ivrogne.
Changement d’image : elle rêve de son retour. Entrée dans le village, maigre, échevelée, même dans le sommeil l’odeur musquée de son corps la rassure.
Cauchemar : elle dépasse le panneau d’entrée de Rouffigny, sa coopérative, son élevage de bovins, sa tristesse.
Comité d’accueil :
Philippe Lemaître le maire, écharpe barrant son gros ventre plein de soupe. Elle connaît sa pensée : on l’a cherchée partout, les services sociaux m’ont accusé de maltraitance de personnes âgées. Cette vieille va me faire perdre les élections, elle le payera.
Deux gendarmes, dont un avec un chien babines retroussées.
Même en rêve, elle a toujours eu peur des chiens, ils lui ont bouffé dix chats.
Les gendarmes se disent : elle nous fait perdre notre temps, on devrait être sur les ronds-points pour évacuer les agriculteurs en colère et rendre la route aux automobilistes proprets. Pourquoi est-elle revenue ?
Toujours endormie, elle se retourne sur le côté et se blesse à la tête avec les robinets.
Sa fille est là, manches retroussées, mains sur les hanches, ses trois morveux en guirlande.
Et ça crie : et tu crois quoi, qu’on va t’accueillir les bras ouverts ? Dans quel état t’es-tu mise ? Je pense que tu fais ça pour m’emmerder, tu me fais payer la mise en vente de ta maison. De toute façon tu ne m’as jamais acceptée, il n’y en a eu que pour le héros d’Alger.
Dans son cauchemar, elle le voit, lui aussi, Icare qui se détourne, lui présente sa queue. Je n’ai pas besoin de toi, j’ai trouvé un accueil épatant à la maison des vieux.
Une sirène hurlante la réveille. Puis la porte de la belle salle de bain est enfoncée, quatre gaillards en blanc la tirent hors de sa « couche », la sanglent sur une civière.
Fin de l’escapade.
Début du renoncement.
RMQ