Tu as toujours été la plus rapide
C’est par cette phrase amusée qu’il l’accueillit quand elle entra dans la chambre de l’hôpital.
Il avait à peine eu le temps de rassurer son fils et de raccrocher qu’elle était déjà arrivée.
Combien de fois les avait-elle précédés sur les chemins, combien de fois avait-elle devancé ses désirs, combien de fois avait-elle pressenti avant eux les écueils à éviter, les directions à prendre.
Ce n’est qu’au début de leur relation qu’il avait été le premier à savoir qu’elle l’accompagnerait toujours.
Bien des choses lui échappaient à présent ; impression fugace d’être en fugue perpétuelle avec lui-même. Toujours il partait vers des souvenirs lointains, et toujours il revenait à un présent incertain dont les contours lui échappaient de plus en plus fréquemment.
Sa présence le rassurait, il la regardait comme un ancrage d’une bienfaisance vitale. Ils avaient vieilli ensemble et les images de leur jeunesse se superposaient sans cesse, troublant ses repères. Ses cheveux blancs, sa silhouette épaissie n’effaçaient pas ses traits rieurs et joyeux de leurs années de folles randonnées.
As-tu rangé la serviette blanche en nid d’abeille que j’avais sur l’épaule ? Il la regarda. Oui il fallait la rapporter à l’hôtel pensa-t-il, soudain inquiet. Elle le calma.
Il se sentit fatigué, fatigué d’avoir gravi ce paysage de montagne accroché au mur ; le bruit de l’eau lui arrivait par saccades, le parfum des genêts et des asphodèles le fit sourire. Les bambous s’élevaient avec légèreté et l’emmenaient vers les chemins.
Il faudra bien graisser mes chaussures, dit-il. Oui toujours bien graisser la peau quand elle a pris l’eau.
Il se renversa sur ses oreillers, se sentit en sécurité quand elle lui prit la main. Le contact de sa paume serrée contre la sienne le fit s’évader de nouveau. Toujours elle le tenait pour descendre les roches escarpées. Plus jeune de quelques années seulement, elle était beaucoup plus alerte. Son énergie le gagnait. Les pentes abruptes des montagnes de Chine se gravissaient allègrement, jusqu’aux monastères en haut des cimes.
Où ai-je mis mon bonnet jaune ?
Il se leva avec difficulté pour s’assurer qu’il se trouvait dans son placard. Elle l’accompagna, lui sourit et le rassura : elle l’avait pris ce matin pour se réchauffer dehors mais lui rapporterait dès le lendemain matin. Il se recoucha, apaisé. Elle lui fit entendre un air de musique chinoise, elle avait compris qu’il parcourait à nouveau ces sentiers de marche qu’ils foulaient ensemble.
Elle aussi se rappelait ces années de randonnées lointaines. Souvent il la replongeait, malgré elle, dans cette nostalgie du bonheur perdu. Cette maladie est cruelle. Elle éloigne les êtres alors même que la présence est encore plus forte, plus pesante.
En face d’elle, son Manouk s’imposait, de tout le poids de son corps branlant et pourtant rien de ce qu’il avait été n’existait plus.
Certes il la reconnaissait encore, souriait à son arrivée, lui adressait quelques remarques qui parfois faisaient sens ; ce monastère des Bonnets jaunes avec ses moulins de prière, ses façades blanches tout en haut de ses immenses escaliers, qu’ils avaient franchi ensemble. Elle riait de toujours le devancer. C’était un jeu entre eux.
Pourra-t-elle un jour revivre des moments comme ceux-là ? La dérive de ses pensées à elle était bien consciente.
Elle s’ancrait d’autant plus dans le réel que la charge du quotidien se faisait de plus en plus lourde.
Tous les après-midis elle venait le voir mais repartait toujours vaincue. Elle savait que son degré de conscience devenait de plus en plus évanescent.
Tandis qu’il l’emportait parfois dans ses délires, elle, se contentait de regarder les cadres de leurs photos anciennes.
Il lui vint alors l’idée de s’inscrire à un cours de qi qong, un moyen peut-être de retrouver de l’équilibre dans la continuité de leur vie.
Josette Emo