Elle est montée dans le train. Petit sourire en coin. Depuis des semaines elle vivait chez sa fille cadette. Le courant ne passait pas entre elle : survoltage, tension, suivi de périodes aphasiques plus ou moins contrôlées, histoire d’avoir la paix. Sa vie durant elle s’était calée sur le rythme des autres. Jeune fille, c’était le père qui imposait son tempo. Plus tard, mariée avec un riche paysan (paysan peut-être, mais riche tout de même), elle aura deux filles qui s’éloigneront d’elle dès l’enfance. En effet un certain Jules Ferry révolutionne l’éducation, rendant l’instruction des filles et des garçons obligatoire. Très vite le fossé se creuse entre les générations. Faut-il s’effacer, se faire oublier ?
En montant dans ce train elle a une idée : descendre quand elle le décidera, le plus loin possible de la gare où l’attend sa fille aînée. Regard perdu sur le paysage qui défile, des champs, des bois, une rivière, un passage à niveau, un pont, une forêt. La grand-mère s’évade, pourchasse les nuages qui flottent dans un ciel azuré, compte les tougoudoum, tougoudoum du train qui l’emportent loin, loin, très loin.
L’euphorie la gagne, comme un enfant, elle tressaute sur son siège, sourit au contrôleur à qui elle tend son billet.
Madame, vous avez raté l’arrêt
Ah bon ! dit-elle faussement surprise, je descendrai à la prochaine gare
Le contrôleur s’en va. Combien de grand-mères a-t-il vu s’évader de leur foyer, quitter leur quotidien, soudain prise d’une envie forcenée de vagabondage inavouable, incontrôlable. S’évader, s’arracher, se rebeller. Au fond d’elle-même elle se réjouit tandis que le train l’éloigne de son passé. Elle imagine ses filles affolées lançant un avis de recherche sur les ondes : Perdu grand-mère fantasque éprise de liberté.
Trop tard, grand-mère s’est échappée, a franchi la frontière. Son rêve est devenu réalité. Le train file, elle s’endort ne reviendra pas sur son passé. Largué, largué les amarres avant qu’il ne soit trop tard.
M. Odile Jouveaux