Béla Bartok, hôpital de Westside New York 22/09/1945
Je suis épuisé. Se pourrait-il que la fin approche ? J’aimerais finir ce concerto pour piano, mais je ne trouve pas les notes pour le final. Mes doigts se crispent, ma vue se brouille sur la portée où dansent les notes. La douleur ne me laisse pas de répit, ma pensée divague, j’entame une valse lente qui me pousse hors du lit, je quitte la chambre, je voudrais courir dans ce long couloir qui diffuse en boucle les premières mesures de la symphonie inachevée, symphonie désespérée. Je m’approche de la porte close, trouve la force de la pousser. Lumière éblouissante : une foule immense bras et main droite tendus vers moi lance un tonitruant Sieg Heil qui me glace.
Je ne peux reculer, je les fuis, je les hais, le cœur en bataille je franchis le perron m’élance vers l’astre qui m’éblouit, survole cette foule haineuse, déverse sur ma route mes partitions inachevées : ma sonate pour Ditta, ma cantate profane, ma danse du châle, ma polka roumaine, mes chœurs à deux et trois voix. Je parcours la Hongrie, je danse en Roumanie, traverse le Danube, découvre l’Amérique, m’essouffle, m’épuise, me pose enfin sur un nuage blanc. C’est là qu’elle me surprend. Je la retrouve où je l’ai vue pour la première fois, petite paysanne qui chante doucement cette berceuse hongroise qui m’accompagne, qui m’obsède : vagues de l’océan, trille du rossignol, bruissement des feuilles agitées par le vent, clapotis du ruisseau. Je me laisse porter, soudain léger. Je n’ai plus peur, j’apprends à me taire, j’écoute en rêvant la flûte et la cithare, je n’ai plus peur, j’emporte avec moi les musiques du monde.
M. Odile Jouveaux