Autour de Tatihou, rôde le fantastique

Lundi 25 septembre 2003

Sur la plage

La nuit est d’encre, sans lune, lorsque je descends la petite cale de plage de Quinéville. Sous mes bottes crissent les coquillages et crépidules qui jonchent la plage, miroitent les flaques d’eau que la mer a laissées en se retirant.

Au loin, sur ma gauche, quelques lumières sur la côte attestent de présences humaines et plus loin encore, la pince du phare de Tatihou rythme la nuit. Et c’est tout, le silence est profond, rien, excepté le scintillement de la mer et les reflets de la vase qui creuse des sillons comme dans un champ de labour.

Soudain, un bruit, un ronronnement régulier sur la mer aiguise mon regard. Je scrute l’horizon où terre et mer se confondent en une masse sombre. Surgit un halo de lumière, point minuscule qui danse et se déhanche.
Je m’approche du rivage, les sens aux aguets, le cœur cognant dans ma poitrine. Mes yeux ne peuvent se détacher de ce fanal sur l’eau qui grandit et dessine une barque noire qui avance vers moi.

Mes yeux se sont habitués à la pénombre, je peux distinguer au fond la barque qui roule au gré des vagues, une ombre emmitouflée, un bonnet de marin vissé sur la tête. A cette distance, difficile de dire si elle regarde dans ma direction. Est-ce qu’elle m’a vu ?

A peine le temps de penser, de réfléchir aux mots qui sortiront de ma bouche que la barque grossit, grossit… La proue me semble énorme, démesurée lorsqu’elle accoste sur le sable mêlé de vase et de varech. D’un bond qui me parait léger et aérien, saute une ombre qui s’avance vers moi, la main tendue et le sourire aux lèvres…

Mardi 24 septembre

C’était le petit matin sur le chemin du marais de Beauguillot. Le ciel s’éclairait et une légère brume sortait là-bas, comme un frémissement, au loin, du côté de la maison du garde. Tout au bout du chemin boueux, l’observatoire à oiseaux dressait sa grande carcasse de bois. Aussi loin que portait le regard, ce n’était que ronces et roseaux brunis, ondoyant sous la brise légère, taches de vert des marais fraichement coupés, ruisseaux d’eau stagnante, témoins du travail de l’homme qui avait construit et façonné ces étiers abandonnés.

Mon regard s’attarda au milieu de la vaste prairie à l’herbe luisante. Une tache blanche, peut-être un couple de cygnes venu se reposer dans le silence de ces lignes de fuite ? J’avais gardé mes bottes et mon gros pull de laine qui pique et réchauffe le corps. Le soleil me caressait le visage et pourtant je frissonnais.

Au milieu de cette tache blanche, elle était là, aussi belle que dans mes souvenirs, elle, son bonnet de marin, ses longs cheveux, toujours mince et forte à la fois. Je la reconnaissais, oui bien sûr, cette tache de lie de vin sur le visage et ses yeux verts changeant comme la mer.

Apparition ou mirage dans le miroitement de cette étendue d’herbe et d’eau ? Je ne saurais le dire car, car au loin, sur ma droite, des aboiements furieux et des coups sourds et répétés me tirèrent de mon trouble. Une ferme sans doute et le départ pour la chasse ou une balade dans les marais….

Un papillon se posa sur une branche d’églantier, un oiseau poussa un cri bref et aigu et de nouveau, ce fut le silence.

Mercredi 25 septembre

Sur l’île de Tatihou

Dans l’espace clos de l’île, dans cet espace soustrait au monde, peut-être pourrais-je retrouver un peu de sérénité ? Sans plus réfléchir, je sautais dans ma voiture et courrais attraper le petit bateau bleu amphibie qui m’emmènerait sur Tatihou. Déjà, l’île venait à moi, les hauts murs de l’ancien lazaret devenu pénitencier pour enfants se confondant avec les rochers et galets de la grève en contrebas. Sitôt mis pied à terre, un grand calme m’enveloppa. D’abord, retrouver l’ombre du jardin et sentir l’odeur du grand pin parasol. Tout était là, en place, les plantes ombellifères dont j’ai oublié le nom, ces corbeilles à corolles, ces tonnelles dégoulinantes de verdure, ce cheminement jusqu’à l’arête du grand navire en bois posé sur l’herbe humide.

Pourquoi alors cette tension dans l’air, ce silence d’avant orage lorsque l’oiseau se tait, cette sourde angoisse ? Est-ce que je redoutais tant de croiser à nouveau sa silhouette ou au contraire, le désir de la revoir s’imposait jusqu’à me faire vaciller ?

Les lieux, pensais-je, ces lieux trop chargés d’histoire, qui ont vu défiler des bandes de gamins seuls, apeurés, en panne d’amour et qu’il fallait à tout prix « rééduquer ». Ces pauvres gosses, crane rasé et godillots aux pieds qui devaient, comme des hommes, monter des murs et charrier pierres et galets.

Ce jardin est trop clos, il m’asphyxie et me paralyse, pensais-je. Il me faut voir – entendre presque –  les moutons familiers paître l’herbe grasse, et respirer, respirer encore le souffle qui vient du large. Mon salut est dans le fort, dans ces pierres que je connais depuis mon enfance, près desquelles je me suis blotti et qui m’ont toujours réconforté. Il est là, imposant, massif comme les cartes postales et les affiches aiment à le représenter, avec sur sa droite au milieu de la grève aux reflets irisés, ces mystérieuses fortifications battues par la mer et les vents.   Je suis chez moi ici, eus-je juste le temps de penser en me blottissant au creux d’un rocher. Instantanément mes yeux se fermèrent et je m’endormis.

Jeudi 26 septembre

Dans les marais de la Taute

Je m’étais endormi dans les rochers de Tatihou, je me réveille au milieu des saules de la Taute, entouré des cris d’oiseaux et des troupeaux de vaches.

Avec, au loin dans le coude la rivière, une vieille barque grise, pourrie, qui se reflète dans les eaux verdâtres. Et dans cette barque, la fille à la tache de lie de vin, agite frénétiquement les bras en ma direction. Viens, je t’attends ! semblait dire la fine silhouette en équilibre instable. Je me frottais les yeux, d’un bond je sautais dans la barque d’un pêcheur et d’un vigoureux coupe de rame, je louvoyais à travers branchages et nénuphars.

Mais à la seconde où ma barque effleura la sienne, la silhouette verdit, s’effilocha, se désagrégea et fut aspirée par les eaux de la Taute.

Stupeur et tremblements ! Moi, le marin, l’homme fort de la côte, je restais pétrifié en lisant l’inscription sur la barque vide qui se balançait mollement dans les roseaux.

CN006069 pouvait-on lire. Ces lettres, ces chiffres, brusquement tout me revenait, c’était ceux de mon matricule cousu sur mes pauvres hardes lorsque adolescent, je me suis trouvé enfermé à la colonie de Tatihou. Quatre ans de sombres et mauvais souvenirs, quatre ans d’humiliations et de coups, l’enfer sur terre excepté – excepté cette jeune fille à la tache de vin qui nous servait la soupe et distribuait sa grâce aux pauvres gosses que nous étions.  Et lorsque ses yeux s’arrêtaient sur moi, des bouffées d’amour gonflaient ma poitrine, ma journée était sauvée, ma nuit et les nuits suivantes…

Pourquoi, pourquoi après plus de 30 ans revient-elle me hanter et m’envahir ? La vie m’a donné des coups de burin, j’ai vieilli mais pas au point d’être halluciné. Cette femme si belle, qui deux fois vient à la rencontre, n’est peut-être pas un fantôme. Peut-être a-t’elle des rides, le visage buriné, des cheveux blancs sous son bonnet marin et le corps fatigué. Pendant toutes ces années d’errance, où était-elle ? Oui, c’est sûr, elle a certainement besoin de moi, sinon pourquoi ce numéro, pourquoi cette quête insistante sur la mer, sur l’île et au milieu des marais ? Elle reviendra, j’en suis certain, et je pourrai la sentir, la toucher, et peut-être même comme dans mes rêves d’adolescent, la prendre dans mes bras….

Vendredi 27 septembre

Lettre à monsieur le curé

Monsieur le curé,

Ne froncez pas les sourcils monsieur le curé, c’est bien moi, Jean le marin qui vous écrit, Jean que, petit garçon, vous avez dû souvent chercher des yeux sur les bancs de votre église. Vous le savez, je préférais traîner sur la grève plutôt que de réciter des Pater et des Ave. Pourtant, aujourd’hui, j’ai besoin de vous, vous seul pouvez m’aider.

On m’a raconté que là-bas dans le Sud, près des montagnes, la Vierge Marie, celle qui est brodée sur les bannières que l’on sort pour les pardons, est apparue plusieurs fois à une jeune fille qui gardait des moutons et lui a parlé en souriant. Eh bien, monsieur le curé, la même chose m’est arrivée cette semaine et depuis, ma tête est toute chamboulée, je deviens fou, je ne sais plus – sauf votre respect – à quel saint me vouer.

Ne souriez pas, c’est la vérité vraie. La première fois, je me promenais seul sur la plage de Quinéville, scrutant le pinceau du phare et le scintillement de la mer lorsqu’un léger bruit m’a fait sursauter, je dirai même frissonner. Dans un halo de lumière, une barque venant du large a grossi, grossi jusqu’à s’échouer sur le sable. Une silhouette mince et agile a sauté sur le sable, s’est avancé vers moi, main tendue et puis rien… tout s’est évanoui me laissant médusé.

Au petit matin, j’avais besoin de calme, je suis parti marcher dans les marais brumeux de Beauquillot et là, entre deux cygnes qui se reposaient au milieu des roseaux, elle était là, belle comme dans mes souvenirs, avec cette tache de lie de vin sur le visage. Par quel sortilège m’est-elle apparue, monsieur le curé, dites-moi, vous qui savez parler au Bon Dieu ?

Et ce n’est pas fini. Le lendemain, je décidais de passer la journée à Tatihou (eh oui, cette île me calme malgré ou à cause de ce que j’y ai vécu) et là encore, dans l’ombre des jardins luxuriants et des tonnelles, j’ai à nouveau senti sa présence, impalpable, vibrante, une présence non pas maléfique mais plutôt bienfaisante. Pourquoi moi, pourquoi ici, pourquoi maintenant ? Est-ce qu’elle est en danger et qu’elle a besoin de moi ?

Mais le plus fort, le plus troublant, monsieur le curé, s’est passé hier, dans les marais de la Taute que vous connaissez bien. Je vous y ai croisé souvent, vous qui aimez taquiner le sandre ou, avec vos copains chasseurs aimez poser des appeaux le long des berges. J’étais là, songeur au milieu de ce paysage flottant lorsque, dans un coude du fleuve (car oui, c’est un fleuve, l’un des plus petits de France), j’aperçus une barque pourrie qui portait l’inscription CN006069. Mon matricule, c’est mon matricule d’adolescent lorsque j’étais enfermé à Tatihou ! Et dans la barque, avant que sa silhouette ne s’effiloche et disparaisse dans les eaux, je l’ai reconnue, c’était encore elle..

Comprenez mon désarroi monsieur le curé.

Comprenez qu’il n’y a que vous qui, à force de fréquenter les saints, pouvez déjouer les fausses visions, vous seul qui pouvez me rassurer. Je vous avoue humblement que mon cœur et mon esprit doutent de ma raison et vous promets, si vous pouvez m’aider à comprendre ce qui m’arrive que je ne manquerais plus une de vos messes chaque dimanche.

Votre serviteur, Jean

Soizic

Laisser un commentaire