Les dessins ont été réalisé.e.s durant le stage arts plastiques/écriture par Clarysse

LA PLAGE
Mon regard est attiré par la ligne d’horizon ; le trait me semble parfaitement droit, rien ne vient le casser, pas le moindre bateau qui passe, même les oiseaux ont laissé le champ libre.Au-dessus de cette ligne si méticuleusement tracée , un ciel bleu délavé ; une gamme de bleus s’offre à moi, s’entremêlant parfois ; j’ai toujours pensé que les yeux d’adultes abîment les paysages, les proportions de l’enfance qui les font s’émerveiller se perdent ; les collines ne sont plus des montagnes, les lacs ne sont plus des océans.
Cependant, mon œil exercé de photographe me fait voir le monde différemment des autres ; les collines redeviennent des montagnes, les vagues des tsunamis.
Mes yeux se détachent de l’arrière-plan et des vaguelettes surgissent, animées par une brise légère.
Quelques mouettes apparaissent dans mon champ de vision, elles voguent au-dessus des vagues ou effectuent des successions de montées et de descentes en lignes courbes.
Un chalutier entre en scène, transportant sûrement des pêcheurs fatigués ; le clapotis des vagues sur la grève attire mon regard. La mousse blanche de l’écume forme des arabesques sur le sable ; le soleil se reflète dans l’eau et m’éblouit.
Quelques galets roulent sous l’assaut de la marée qui semble monter.
Je mets mes mains en visière au-dessus de mes yeux ; le brun des algues se confond avec une avancée de rochers que je n’avais tout d’abord pas remarqués.
J’entends comme un crissement et sursaute ; je croyais être seul à cette heure si matinale ; un mouvement furtif, une ombre qui se déplace puis s’allonge, dépassant des rochers, puis…la stupeur.
Des cheveux emmêlés et ce regard..
LE MARAIS
Une haie de graminées, à ma gauche, se balance au gré du vent dans un doux bruissement. Quelques liserons s’enroulent autour des longues tiges qui plient sous le souffle de l’air. L’enchevêtrement des lierres, des ronces et des aubépines, crée un mur presque compact, dissimulant les étiers des marais que je ne découvre qu’en poursuivant mon chemin ; tout un peuple s’y niche, de la grenouille au ragondin. Un éventail de bruits, de pépiements, de mugissements, m’accompagne dans ma quête d’images

L’eau de l’étier reflète le soleil qui perce à travers les nuages ; c’est là un monde à part, un endroit sûr et calme.
Seuls quelques coups de fusil, au loin, me rappellent que la chasse est ouverte et que je ne suis pas seul au monde.
A l’horizon, un camaïeu de bleus à peine entaché de quelques filaments de nuages ; plus bas, un dégradé de verts : des arbres, des buissons, des champs.
Un héron gris arrive sur ma droite puis se pose ; mon regard se dirige vers l’horizon, je trébuche dans une ornière et lâche l’appareil photo que j’avais en mains ; je m’accroupis pour le ramasser et alors que je tente de me relever, déséquilibré par l’instabilité du sol, mon regard s’arrête et se fige : il est là, assis à l’ombre d’un buisson, les cheveux au vent, emmêlés, une longue cape noire enveloppe son corps nu et décharné. Il a l’air hagard et aussi apeuré que moi, les yeux fatigués, le regard fou.
A sa droite, un couple de cygnes l’ignore, semblant ne pas l’avoir vu ou bien l’avoir toujours connu.
Tout est calme et tranquille, rien ne semble troubler la magie de ces lieux ; un champ de maïs, sur la droite, bruisse au vent, le soleil a fini de percer les nuages, une petite maison blanche, en arrière- plan, volets clos, attend ses habitants.
Une libellule passe et survole l’eau de l’étier, une grenouille plonge ; le soir va bientôt tomber.
TATIHOU
Dans l’espace clos de l’île, dans cet univers soustrait au monde, j’éprouve un sentiment étrange, une douce angoisse.
Le bateau amphibie qui m’a mené jusque-là m’a évoqué un jouet, un joujou à roulettes et je me suis imaginé être dans un monde parallèle, faits d’objets insolites, construits pour amuser les hommes.
L’air est léger et fluide, odoriférant et pétillant, pas de menaces dans le ciel d’azur.
Ici poussent des citronniers, des bananiers, des thuyas géants, toute une végétation luxuriante plantée dans un jardin multicolore qui reconstitue différents milieux naturels.
Dans cet univers de verdure, à l’abri des embruns, je me sens protégé. Pourtant quelque-chose ne va pas, ou plutôt il me semble qu’un morceau du décor est manquant.
Depuis que je l’ai revu, j’ai tenté de reprendre le chemin familier de ma vie, je poursuis ma chasse aux images, pourtant il a tout bousculé et le doute ne cesse de m’envahir ; depuis longtemps j’ai appris à vivre avec moi-même, un peu en marge du monde réel ; mes photos me retranscrivent la réalité un peu comme un révélateur qui me restitue les vraies images.
Où est la part de réel, où est la part de rêve ? Ai-je tout imaginé ?
Je poursuis mon chemin à travers le musée maritime ; étrange sensation que de me promener parmi ce mobilier d’antan ; une multitude d’objets utilisés par des hommes morts depuis très longtemps.
Est-ce cette atmosphère chargée d’histoire et de drames qui fait ressurgir mon angoisse et cette impression d’être surveillé qui me met mal à l’aise ; je sens une présence. Est-ce celle des matelots et des mousses, morts, qui continuent à hanter les bateaux sur lesquels ils ont tant trimé ?
Il y a peu de monde dans le musée et je me sens soudain si oppressé que je m’enfuis presque vers la sortie.
A nouveau la lumière du soleil, les pépiements d’oiseaux, le bruit des vagues ; je reviens à la vie.
Le soleil joue avec les nuages dans un jeu d’ombres et de lumières ; l’homme est programmé pour sentir le regard des autres hors de son champ de vision et à nouveau j’ai l’impression qu’il me regarde, sauf que j’ai beau tourner la tête de tous côtés, il n’y a personne.
Je sais pourtant qu’il m’a suivi, j’ignore comment il s’y est pris pour prendre le bateau et entrer dans un musée nu comme un ver sous sa cape. J’ai presque envie de le voir, je ne sais plus si j’ai tout imaginé ou s’il existe vraiment ; j’ai peur d’avoir perdu la raison.
SUR LA TAUTE

A mon retour de Tatihou, totalement obsédé par l’individu qui s’est invité dans ma vie, si ce n’est dans mon esprit, j’essaie de me consacrer le plus possible à des activités simples qui ne nécessitent aucune réflexion et qui donc me rassurent.
Je privilégie le sport afin de chasser mon stress, je consacre des heures à la marche, au footing, à la natation ; en réalité je m’épuise.
Un matin, je décide de reprendre mon appareil et de partir sur la Taute, ce petit fleuve de seize kilomètres de long, qui serpente au milieu des marais ; je loue une barque et pars m’aventurer dans ce lieu chargé d’histoire et de légendes qui est aussi un grand réservoir de faune et de flore. J’ai hâte d’y découvrir les diverses espèces d’oiseaux qui y vivent ou qui y passent, comme la sarcelle, le canard siffleur, le héron, le garde-bœuf, le courlis cendré ou le busard des roseaux.
Avec un peu de chance, je verrai une cigogne blanche et j’essaierai d’oublier les sorcières et les fées, tout cet imaginaire collectif et fantastique propre à ces aires mi-terre mi-eau ou plutôt ni terre ni eau qui depuis toujours constituent des sas vers le magique, des ruptures dans l’espace-temps, des portes vers l’enfer.
Je m’installe dans la barque baptisée Rosée du Soleil , nom que je considère comme étant de bonne augure.
Le soleil s’est levé depuis environ une heure, quelques brumes s’élèvent au-dessus de l’eau ; tout est calme.
Quelques pêcheurs sont déjà là, silencieux, attendant patiemment un mouvement du bouchon au loin.
Seuls les cancans des canards, enfermés dans des cages, au bord du canal, viennent troubler le silence ; placés là pour attirer leurs congénères sauvages, on les nomme « les appelants » ; les chasseurs ne sont sûrement pas loin, cachés quelque part. J’éprouve soudain un sentiment de pitié pour ces pauvres volatiles qui malgré eux, vont servir à massacrer des individus de leur espèce.
Je prends plusieurs photos entre deux coups de rames ; les aubépines, sureaux et églantiers participent à la féerie du paysage ; quelques poissons font des ronds dans l’eau, peut-être quelque tanche ou quelque sandre.
Je savoure ce moment hors du temps et imagine tout un monde grouillant sous ces eaux d’apparence tranquille ; je contemple le reflet de quelques aulnes sur le fleuve, là où une barque clapote doucement, quand soudain l’effroi me saisit : il y a quelqu’un au fond de la barque, une cape semble lui servir de couverture et deux mains décharnées s’y agrippent. Un chant lancinant s’en échappe.
Je suis envahi par une terreur absolue ; il est là et il chante une mélopée pleine de désespoir.
Pourquoi cette peur ? Tout me revient, m’étais-je imaginé que tout était terminé ?
Saisi d’un tremblement incontrôlable, je me penche par-dessus bord pour vomir.
Pourquoi cette vision déclenche-t-elle en moi tant de bouleversements, pourquoi suis-je si fébrile ?
Je redeviens l’enfant apeuré et craintif que j’ai mis si longtemps à oublier, je revis les cauchemars qui me laissaient anéanti au petit matin. Quelle est cette créature ? Je l’ai déjà vue. Je ne sais plus, j’ai l’impression qu’il est en moi depuis toujours.
Ce visage, ces yeux hagards, un peu fous, et surtout cette peur, cette solitude ; qui est-il ? D’où sort- il ? Je ne comprends plus rien. Pourquoi ce chant triste et monotone provoque-t-il tellement de chagrin en moi ?
Mon cerveau est-il atteint par une quelconque maladie dégénérative ou bien par une sorte de folie ?
Ma chère enfant,
Je t’avais confié mon désir de photographe, de partir un peu hors du monde, dans ces lieux sauvages que sont les pays des marais, cette région naturelle et un peu magique, riche d’histoire et de légendes, de paysages où la faune et la flore se développent et se diversifient : le Cotentin.
Tu connais mes besoins récurrents de solitude et de silence ; là-bas j’ai trouvé tout cela. Des plages presque désertées en ce mois d’octobre, aux marais de Carentan, au fil de l’eau sur la Taute jusqu’aux landes humides, c’est une région préservée et riche en images, idéale pour le photographe que je suis.
Je pensais y trouver la paix et m’y reposer mais il n’en fut pas tout à fait ainsi.
Aujourd’hui je fais le bilan de cette semaine avec une réelle angoisse ; il m’est arrivé en effet une aventure insolite qui m’a fortement déstabilisé, une rencontre ou plutôt une non rencontre avec une créature, c’est ainsi que je l’appelle, qui m’a vraiment effrayé.
A plusieurs reprises en effet je fus surpris par la présence, non loin de moi et toujours en des lieux inappropriés, d’un individu décharné et effrayé, échevelé, seulement vêtu d’une longue cape noire.
La première fois, il était caché derrière un rocher, seul sur la plage encore déserte ; quelques jours plus tard, je l’ai revu dans un marais, assis à l’ombre d’un buisson ; il avait toujours ce regard fou, ces yeux hagards.
Enfin je l’ai revu une dernière fois sur le petit fleuve de la Taute sur lequel je divaguais, à bord d’une barque que j’avais loué afin de surprendre les nombreuses espèces d’oiseaux qui passent là. Ce fut au cours de cette promenade que la rencontre fut la plus terrifiante : couché au fond d’une barque amarrée, sa cape lui servant de couverture à laquelle il s’agrippait, il chantonnait une mélopée qui m’a glacé .
Je dois te dire aussi que j’ai ressenti sa présence plusieurs fois durant mon séjour, même si je ne l’ai pas réellement vu. Particulièrement sur l’île de Tatihou où j’ai eu le sentiment qu’il était là, près de moi.
Tu vas penser que ma raison défaille et je ne suis pas loin de le penser aussi ; mais plus je réfléchis et plus je me demande si cet individu que l’on pourrait penser tout droit sorti de mon imagination, n’est pas en réalité le fruit d’un long processus de conditionnement qui, au fil du temps, m’a amené à construire cette créature et à lui donner corps et vie.
Tu sais que ton grand-père, mon père donc, a survécu aux camps de la mort, lors de la deuxième guerre mondiale.
Jamais il ne m’a parlé des mois d’horreur qu’il a vécus à Auschwitz ; il a pu en sortir vivant lors de sa libération par les alliés, ce qui ne fut pas le cas de tout le monde bien évidemment.
Mon père n’a jamais pu en parler parce que je pense que les mots n’auraient pas suffi, il n’existe pas de termes assez puissants pour décrire l’inimaginable.
Il a malgré tout essayé de retranscrire ces épouvantables souvenirs par le biais de l’écriture. Un jour, j’ai découvert la cachette dans laquelle il planquait les mots de l’horreur. Et curieux de découvrir ce que je me doutais être la cause de son mutisme et de son regard parfois si triste, je plongeais à mon tour dans un univers de folie et d’horreur.
Un homme y était souvent décrit, correspondant parfaitement à celui de mes récentes rencontres.
Tu vas me dire mais comment est-ce possible, il est forcément mort, plus de soixante-dix ans après ?
Cet homme, j’ai eu l’impression de le reconnaître. Qui était-il pour que mon père l’évoque si souvent dans ses écrits ? Un ami ? Un parent ? Étonnamment, l’histoire ne le dit pas. Je sais seulement qu’il s’appelait Elias.
J’appris à la fin du journal que cet homme était mort, n’ayant pas survécu aux traitements qui lui avaient été infligés.
Toute mon enfance, je fus poursuivi par le spectre d’Elias, j’en rêvais la nuit. Mon père l’avait décrit de manière si précise dans ces écrits, que j’avais son image en tête. Je n’ai jamais vraiment su qui était cet homme mais ce qu’il représentait pour mon père, mais il a pris corps dans ma tête et je n’ai eu de cesse de le pleurer, tout comme j’ai pleuré les prisonniers des camps de la mort.
L’histoire de mon père et de ses compagnons d’infortune fait partie de mon histoire et donc de la tienne.
Pourquoi Elias a-t-il surgi de mon imaginaire précisément ici, dans le Cotentin, cet endroit empreint de fantastique, de sorcières de fées et de monstres marins ? L’endroit était peut-être propice à l’imagination mais rien ne m’explique ni pourquoi là ni pourquoi à ce moment-là. Étais-je alors plus fragilisé, plus sensible ?
J’ai gardé les écrits de mon père mais volontairement ne t’en ai pas fait part. Je pense que lui-même n’aurait pas souhaité que je lise ses maux car même si l’histoire doit être connue, il est des détails qu’il vaut mieux ignorer.
Vois-tu, je vieillis, peut-être suis-je simplement sénile ; je te donne une explication qui n’est que mon interprétation, un psy s’en régalerait sûrement. Ou bien suis-je devenu schizophrène sur mes vieux jours ou bien la créature des marais existe vraiment.
Après tout Elias ne lui ressemblait peut-être même pas.
En tous cas, si un jour un homme décharné, aux cheveux filasses et emmêlés, vêtu seulement d’une longue cape noire, frappe à ta porte, tu sauras que ton vieux père n’était pas complètement fou.
Papa