Les dessins ont été crées durant le stage arts plastiques/écriture par Annie Brottier

J’avais longtemps rêvé d’une petite maison en bord de mer, un havre de paix propice à assouvir mon désir de solitude ainsi que ma passion pour les oiseaux. Après plusieurs mois de recherche dans le Cotentin, j’avais fini par dénicher la perle blanche aux volets bleus, à deux pas de la mer, d’où j’entendais le ronflement des vagues qui se brisaient ou s’étalaient lascivement sur la plage, selon l’humeur du temps.
Les promenades matinales sur la grève rythmaient mon quotidien et ce jour-là, j’enfilai ma veste et mes bottes et les jumelles autour du cou, je n’eus qu’à traverser la route pour rejoindre la plage. La journée s’annonçait belle et du regard j’embrassai la baie, vaste étendue irisée d’un camaïeu de bleus et de gris opaline mêlés aux ocres mordorés du sable mouillé. La mer était paisible et retirée au loin et les vasques d’eau miroitaient dans la lumière rasante du soleil encore bas à l’horizon. On devinait au loin les contours grisés de deux petites îles. Des goélands menaient une danse saccadée et je suivis les arabesques qu’ils dessinaient dans le ciel jusqu’à un banc de sable découvert où ils se posèrent au milieu de leurs congénères. J’aperçus dans le groupe des tâches noires aux pattes roses. Je saisis mes jumelles et remarquai la présence de deux huîtriers pies au long bec orange, une espèce quasi menacée. Je les observai à distance sans les déranger et je m’amusai des étoiles que laissaient leurs pattes délicates sur le sable mouillé. On aurait dit un tableau abstrait sur fond de vaguelettes creusées par le retrait de l’eau où se réfléchissait le mouvement des nuages dans le bleu du ciel. Un ruisselet serpentait dans le sable, chaque bras se subdivisant, delta miniature où de minuscules sillons se ramifiaient encore en ricochant sur quelques coquillages ou algues agglutinées. Les deux huîtriers avançaient lentement, le bec plongé dans la vase et je les suivais des yeux, fasciné, quand soudain une gerbe d’eau et le pied qui l’avait soulevée, me sautèrent au visage, envahissant mon champ de vision. L’apparition avait été si brusque que j’en avais lâché mes jumelles. Quand je les repris, je ne trouvai pas tout de suite le banc de sable d’où les oiseaux avaient été chassés et je mis du temps avant de repérer dans le lointain un point orange et la silhouette d’un enfant qui courait parmi les goélands.
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La région regorgeait de marais envahis par la mer en hiver, espaces sauvages où de nombreux oiseaux migrateurs nichaient et trouvaient refuge. Je m’y rendis par une belle matinée d’automne, toujours armé de mes fidèles jumelles et d’un carnet de croquis dans lequel j’aimais à dessiner un oiseau quand il daignait ne pas s’envoler trop vite.

En lisière du marais, je m’engageai dans un chemin bordé d’un côté de ronces et d’aubépines dont les petites baies rouges illuminaient les fourrés et de l’autre d’un fouillis inextricable de graminées dont les plumeaux se balançaient au gré du vent.J’étais ému par la fragilité et la grâce de ces herbacées aux délicates tiges vert tendre. Au delà des épillets argentés, le marais s’étendait à perte de vue, jusqu’à la ligne de la mer qu’on devinait au loin. Étendue uniforme d’herbage ponctuée ça et là de touffes sombres, le marais me sembla d’abord bien fade et inintéressant mais cette impression de monotonie monochrome se dissipa dès que sur ma droite je distinguai une surface verdâtre et ridée comme la peau qui se forme sur le lait qu’on fait bouillir. Les sédiments végétaux formaient des auréoles sur l’eau stagnante d’un petit ruisseau dont je découvris les berges sombres. Je suivis vers la gauche la ligne des herbes folles qui scintillaient aux rayons du soleil. L’étendue de verdure tachetée de bouquets de roseaux se poursuivait vers la gauche au fur et à mesure que je tournais la tête et m’imprégnait d’une richesse que j’avais négligée au premier regard. Devant moi je remarquai une zone plus claire de paille sèche et un peu plus loin, une barre brune de hautes tiges serrées et dressées comme une palissade. Un mouvement inattendu me figea. Il était là, se détachant sur l’horizon brumeux, surgi de nulle part. C’était lui, c’était l’enfant de la plage, celui qui jouait à chasser les oiseaux à grands coups de pied dans les flaques d’eau. Il devait avoir une dizaine d’années tout au plus, ses cheveux bouclés encadraient le visage ovale et légèrement joufflu d’un angelot. Garçon ? Fille ? Impossible à dire. Comme sur la plage, il était vêtu d’un simple short orange qui collait à sa peau luisante. Dressé comme un piquet, il me fixait une brassée de roseaux dans les bras et un goéland sur l’épaule. Un malaise me saisit quand je croisai son regard noir dont l’intensité me glaça. Je sentis confusément une force qui s’emparait de ma volonté, une force doublée par les yeux perçants de l’oiseau. Un goéland apprivoisé, me dis-je en clignant des yeux, n’importe quoi ! Mon attention fut détournée par l’envol d’un héron cendré qui alla se poser un peu plus loin sur ma gauche, là où le miroitement laissait supposer un ruisselet. Juché sur ses longues pattes, il avançait vers un bosquet plus haut que les autres, plus proche de la forêt qui délimitait la lisière du marais où l’on devinait un chemin qui devait mener à la mer. J’aperçus alors une structure en bois que je reconnus aussitôt. Un poste d’observation, m’exclamai-je en m’ébrouant, c’est parfait !
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Dans l’espace clos de l’île, dans cet univers soustrait au monde, je respirais à pleins poumons l’air marin chargé d’iode. Perturbé par la dernière apparition de l’enfant, j’avais ressenti le besoin de m’éloigner et j’avais embarqué pour l’île de Tatihou au large de Saint Vaast la Hougue. J’avais pensé un peu naïvement, qu’un bras de mer entre nous m’isolerait rendant impossible une nouvelle rencontre. Tatihou, un nom résonnant d’un exotisme qui se confirma dans le jardin où je flânais nez au vent au gré des allées bordées de plantes aussi luxuriantes qu’inattendues : pins maritimes, cactées et palmiers, fougères géantes. Un voyage miniature dans des contrées lointaines. Tatihou, réserve ornithologique où j’espérais bien observer quelques spécimens de tadorne de Belon.
L’air était doux, le soleil automnal caressait ma peau, je m’assis sur un banc et me mis à rêvasser quand mon œil capta une tâche orange débordant d’un taillis d’aloès et au même instant j’entendis le cri caractéristique d’un goéland. Aussitôt l’image de l’enfant envahit ma vision et la peur engendrée s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue. Ce n’était que le sac à dos orange d’une brave femme qui comme moi déambulait dans le jardin. Quant au goéland, il y en a toute une colonie nichant sur l’île. J’oubliai vite mon accès de panique en me rendant dans le musée maritime où je me plongeai dans l’histoire des épaves de La Hougue, vaisseaux français brûlés et coulés au XVIIème siècle. J’étais occupé à lire les explications sur la bataille contre la flotte anglaise quand en levant les yeux, je crus le reconnaître sur la pancarte destinée aux enfants qui disait : Suis-moi, je suis Jeannot le mousse et je vais te guider. Un oiseau perché sur l’épaule, Jeannot portait un foulard orange au cou. Le cœur battant, je quittai précipitamment les lieux et c’est presque en courant que j’atteignis les abords du fort situé au bout de l’île, fort construit par Vauban comme tant d’autres en France. Les moutons pâturant aux alentours, l’air frais, l’espace… je me calmai et mes jumelles ajustées j’observai l’estran rocheux et sableux et les vasières à la recherche d’un tadorne. Je pique-niquai au pied de la tour qui se dressait, prête à défendre son caillou et protéger Saint Vaast la Hougue et la côte. En déambulant dans les fortifications, je repérai un tunnel sombre qui débouchait sur une place herbeuse et m’en écartai. L’appréhension s’était installée en moi et spontanément j’évitai des espaces confinés où Il pourrait plus facilement apparaître. Je repris ma route en me dirigeant vers la plage d’où partait le chemin découvert à marée basse avec l’intention de rentrer à pied. J’étais rassuré à l’idée de marcher encore et encore dans ce non espace entre l’île et le continent, un espace où rien ne pouvait m’atteindre. Je me sentais protégé, à l’abri d’un fort bienveillant qui veillerait sur moi jusqu’à mon retour sur la terre ferme. Ici, Il ne pouvait pas être et je m’efforçais de chasser son image fantôme qui me hantait. La mer retirée, l’estran offrait un paysage étrange de rayures sombres entrecoupées de couloirs miroitants et dans ce labyrinthe un ballet incessant de tracteurs et de salopettes jaunes ou oranges s’agitait. L’une d’elles se redressa et faillit me figer sur place mais l’absence du goéland me rassura aussitôt. Je continuai ma route au milieu de l’activité humaine qui battait son plein autour des parcs à huîtres et je rejoignis le port de Saint Vaast la Hougue à la tombée du jour, l’âme au beau fixe et insouciant… ou presque.
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J’avais rendez-vous avec les bateliers des marais du Cotentin pour une balade sur la Taute, petit fleuve qui rejoint la mer dans la baie des Veys, près de Carentan. Ces marais voués depuis des temps immémoriaux aux pâturages, à la chasse et à la pêche, abritaient aussi pour mon grand plaisir une réserve naturelle. J’embarquai sur « La rosée du soleil » bercé par les histoires que nous contaient le matelot Jocelyn et son bosco prénommé Hubert. Le bateau glissait, glissait silencieusement au fil de l’eau. Sur les berges j’observai d’un œil tout neuf la variété des herbacées qui ployaient leur tête gracile dans l’eau : salicaires, grande consoude, laiche. Aurais-je pu imaginer le pouvoir des nénuphars capables de réfréner les ardeurs masculines sans le savoir sans failles de notre guide ? Comment ne pas se passionner pour l’histoire de ces pauvres anguilles, si abondantes autrefois, si méritantes de traverser l’océan atlantique plusieurs fois dans leur vie, pour, de retour dans leurs chers marais, périr bêtement d’un herpès asiatique ?

La Rosée du soleil filait silencieusement sur des eaux calmes, barrées parfois d’une gerbe d’eau soulevée par des poules d’eau effrayées ou parcourues d’ondes sphériques provoquées par quelque habitant aquatique, brochet, sandre ou tanche. On entendait le clapotis de l’eau sur les berges abîmées par les nombreux terriers de ragondins. Une grande aigrette d’un blanc immaculé traversa le ciel de son vol majestueux et je la suivis des yeux jusqu’à ce qu’elle ait disparu derrière un coude du canal. Au moment où nous virions vers la gauche, je remarquai un goéland isolé qui tournoyait au dessus de nous. Tiens, me dis-je, c’est bien le seul dans les marais, quand en passant devant une petite barque aux couleurs délavées, je sursautai. L’enfant, il était là encore une fois, surgi de l’embarcation comme un Jack in the box, cette boîte d’où saute un diable sur ressort. D’un geste rapide, il plongea la main dans l’eau et la ressortit sans une éclaboussure, un cormoran au bout du doigt. Il le souleva à hauteur de ses yeux, souffla sur ses plumes mouillées et l’oiseau déployant ses ailes alla se poser sur son épaule. Je vis alors le goéland aux ailes blanches venir se loger sur l’autre épaule et l’enfant, le visage encadré des deux oiseaux immobiles, planta la flèche de son regard droit dans le mien.
« Que fait-il encore là ? pensai-je abasourdi, mais que me veut-il à la fin ? Ce n’est qu’un enfant voyons, oui mais il m’effraie. Je suis le seul à le voir, personne n’a réagi. Déjà le goéland la première fois, ça m’avait frappé, une incohérence dans l’ordre des possibles, une exception acceptable pour un rêveur épris d’oiseaux comme moi, mais là ! Non, décidément non ! Deux oiseaux, l’un blanc, l’autre noir … Je dois être victime d’hallucinations, oui c’est ça, une obsession peut-être. Aurais-je un désir d’enfant refoulé ? Oui mais dans ce cas pourquoi imaginer un être aussi étrange, au regard, comment dire, méchant, malfaisant ? Je ne sais plus que penser. Je suis certain de l’avoir vu, plusieurs fois, à la plage, dans le marais, à Tatihou … Ah non, à Tatihou, j’ai cru l’apercevoir, rappelle-toi. Oui, c’est ça, sur l’île, pas de vision, juste l’appréhension, la peur de le voir. Oui mais les autres fois ? Coïncidence ? Le même gamin, toujours seul, on ne laisse pas un môme comme ça tout seul, il a forcément des parents. Et ce short orange, toujours habillé pareil, et le goéland sur l’épaule. À part dans les contes … et le cormoran par dessus le marché ! J’en rirais s’il ne me faisait pas peur, des yeux perçants qui plongent dans les miens, un voleur d’âme, un vampire de cerveau…. Mon dieu, je délire, je n’aurais pas dû lire « Légendes et contes du Cotentin » avant de venir, j’ai des êtres maléfiques plein la tête. Demain je reste à la maison. »
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Madame,
J’ai fait votre connaissance lors de la rencontre littéraire organisée par la librairie « L’estran » à Carentan début mai. Vous étiez venue présenter votre dernier ouvrage, un recueil de légendes du Cotentin et un débat animé s’en était suivi. J’ai été littéralement subjugué par votre talent de conteuse et avant de partir, je vous ai demandé une dédicace sur la première page de l’exemplaire que je venais d’acheter. À Pierre, l’amoureux des envols embrumés, avez-vous écrit après m’avoir demandé mon prénom et si j’avais une passion. Au cours de la discussion avec le public, vous avez laissé entendre que ces récits ne sont pas obligatoirement des réminiscences des temps anciens, et que même au vingt et unième siècle, il est possible de voir, d’entendre ou simplement de sentir des phénomènes improbables aux yeux de la science cartésienne. C’est pourquoi je me permets aujourd’hui de vous conter l’étrange aventure que je viens de vivre et qui me hante depuis.
Il y a un mois de cela, je suis allé passer une semaine dans la petite maison que je possède à quelques kilomètres de Saint Vaast la Hougue. J’aime m’y rendre régulièrement pour la quiétude du lieu et les réserves naturelles où nichent de nombreuses espèces d’oiseaux que je vais observer au cours de mes promenades quotidiennes. D’habitude, à part assouvir ma passion d’ornithologue amateur ou parler avec des gens que je croise, il ne m’arrive rien de particulier. Pourtant cette fois-ci, j’ai fait à plusieurs reprises la rencontre d’un être étrange qui me laisse désemparé. La première fois, c’était un matin de bonne heure sur la plage en face de chez moi. Le soleil était encore bas sur l’horizon et la plage était déserte. J’avais ajusté mes jumelles sur un couple d’huîtriers pies, une espèce quasi menacée, qui fouillaient le sable vaseux de leur bec rouge à la recherche de coquillages. Je les suivais tranquillement, appréciant la sérénité du moment. Une mer calme, une légère brise, aucun bruit si ce n’est le cri des goélands alentour. Tout à coup a surgi dans mon champ de vision une gerbe d’eau et un pied, un pied énorme dans le prisme des jumelles qui m’échappèrent sous l’effet de la surprise. Le temps que je les réajuste et que je retrouve le banc de sable où ce pied m’était apparu, il n’y était plus. Les oiseaux qu’il avait chassés venaient à peine de se reposer et je n’ai pu qu’apercevoir au loin le flou d’une silhouette enfantine dotée d’un point orange qui s’éloignait. Je n’y prêtai pas plus d’attention. Après tout, un enfant qui s’amuse à chasser les oiseaux en sautant dans les flaques d’eau, ça n’a rien d’étonnant. J’étais juste un peu déçu de ne pas avoir retrouvé mes deux huîtriers pies. Seulement cet enfant, je l’ai revu dès le lendemain dans les marais avoisinants où je m’étais rendu avec l’espoir d’apercevoir certains spécimens migrateurs. Je ne distinguai d’abord qu’une platitude monotone, une uniformité de verts, ponctuée ça et là de touches plus foncées. Le chant caractéristique du gravelot me fit dresser l’oreille et dès lors, je parcourus dans un lent travelling l’étendue devant moi. J’avançai lentement en suivant un ruisseau recouvert de lentilles verdâtres qui sinuaient à mes pieds. Et c’est là qu’il m’est apparu pour la deuxième fois, sortant brusquement d’un bosquet de hautes herbacées serrées comme une palissade. C’était l’enfant de la plage, celui qui jouait à éclabousser les oiseaux. Il devait avoir une dizaine d’années tout au plus, garçon ou fille, impossible à dire. Il portait le short orange que j’avais eu le temps de voir sur la plage. Dressé comme un piquet, il me fixait une brassée de roseaux dans les bras et un goéland sur l’épaule. Ses yeux noirs braqués sur moi me transperçaient et je me souviens qu’à ce moment-là, j’ai senti une force qui s’emparait de ma volonté, une force doublée par les yeux perçants de l’oiseau. C’est l’envol brusque d’un héron cendré juste à côté qui m’a arraché à son emprise et quand je me suis ressaisi, il avait déjà tourné le dos et s’enfonçait dans les marais. Évidemment, je me suis interrogé sur cette vision. Réelle ou fantasmée ? Rencontrer la même personne plusieurs fois n’a rien de surprenant en soi, mais deux choses me tracassaient et je les tournai dans ma tête tout en poursuivant mon chemin. D’abord son regard, trop intense pour celui d’un enfant, des yeux trop ronds, trop noirs et puis, vous vous en doutez, le goéland sur son épaule. J’aurais admis la présence d’un perroquet mais un goéland apprivoisé, je n’y croyais pas. Dès lors, une certaine appréhension ne m’a plus quitté, à tel point que sur l’île de Tatihou où je me suis rendu quelques jours plus tard, j’ai cru le voir à plusieurs reprises. Un goéland à proximité, une tâche orangée et aussitôt mon coeur s’emballait. J’en étais à m’imaginer que le fort me protégerait ou que le bras de mer séparant l’île du continent suffirait à le tenir à distance. J’aurais pu à ce moment-là chasser ces « apparitions » de mon esprit et les jeter aux oubliettes, oui mais il y a eu une troisième fois, la plus tangible, la plus forte en émotion, la plus réelle peut-être. Je n’en suis pas sorti indemne. Je visitais les marais de Carentan à bord d’un bateau qui glissait silencieusement sur les eaux lisses du canal tandis que les autres passagers et moi écoutions les explications et les récits d’un des bateliers. La visite était passionnante et je pense que le fait d’être en groupe me rassurait car l’enfant dont le souvenir ne me quittait plus m’étais toujours apparu quand j’étais seul. Pour une fois, j’étais plus occupé à regarder les variétés d’herbacées qui défilaient le long des berges que les oiseaux qui boudaient le ciel. Pas une paire d’ailes à l’horizon, sauf un goéland isolé qui tournoyait au dessus d’un fourré à l’endroit où le canal formait un léger coude. Et c’est là, alors que je n’y pensais pas, qu’il m’attendait. J’en suis certain maintenant, cet être étrange n’était là que pour moi, personne d’autre ne l’a remarqué. Et pourtant, je vous l’assure, il était bel et bien là, bien visible, dressé dans une petite barque, en attente. Il a plongé la main dans l’eau dormante et l’a ressortie sans une éclaboussure, un cormoran au bout du doigt. Il a soufflé sur ses ailes mouillées et aussitôt en les déployant, l’oiseau est allé se poser sur son épaule droite tandis que le goéland atterrissait avec douceur sur l’épaule gauche. Le temps était suspendu, j’ai essayé de détacher mon regard de ses yeux perçants. Impossible. Enfant et oiseaux, le blanc et le noir, me tenaient en leur pouvoir. Comment ai-je échappé à cet envoûtement ? Je n’en sais rien. J’ai dû réussir à fermer les yeux et quand je les ai rouverts, nous finissions de dépasser la barque. Elle était vide et les gens autour de moi écoutaient toujours le batelier. J’ai fini la visite torturé par des questions qui ne me quittent plus depuis. J’ai envisagé toutes les possibilités, une tumeur au cerveau, un désir d’enfant refoulé, une sénilité précoce. Suis-je devenu fou, victime d’hallucinations ridicules ? Sincèrement, un enfant laissé tout seul, avec pour tout vêtement un petit short orange et pour compagnie un goéland … Qui pourrait souscrire à une telle histoire ?
Vous êtes la seule personne à laquelle j’ose confier cette aventure, je ne doute pas que tout autre que vous me conseillerait d’aller d’urgence consulter un psychiatre. L’univers des chimères et des mondes parallèles ne vous est pas étranger et si vous portez crédit à mon récit, je serai comblé.
Je suis à votre entière disposition si jamais vous souhaitez me rencontrer. Sachez d’ores et déjà que je serais fier que ce qui m’est arrivé vous inspire pour un prochain ouvrage.
Fantasmatiquement vôtre
Pierre M.
Annie Brottier