Un temps d’attente comme un ralenti
Attendre, j’attendais dans les coulisses, le cœur battant la chamade et tremblante, me demandant si les mots allaient me revenir, si je serai assez légère lorsqu’il me recevrait dans ses bras et me porterait. Nous étions invités dans ce théâtre des Amandiers à Nanterre à jouer des personnages orageux dans la Mouette de Tchekhov.
Ma mémoire se brouillait et je n’arrivais pas à entendre ce qui se disait sur scène. Pas de souffleur en vue, il y avait longtemps que les trous de souffleur avait disparu. Un méchant courant d’air s’infiltrait dans mes os comme un air glacé qui aurait voulu me gifler.
Réveille-toi, ça va être à toi, ne rêvasse pas, lève la tête, tiens-toi droite, souris. Tu te souviens que tu dois d’abord marcher à grands pas vers la lumière-douche, ne t’inquiète pas, elle te suivra. Tu t’approches, tu murmures d’abord et puis tu hausses le ton, de plus en plus fort. Tu es en colère.
Michel Bezu, un thuriféraire d’Antoine Vitez m’avait griffonné un mot que je massacrais dans ma poche, que j’avais envie de relire surtout : ton personnage est un personnage fort, il a des faiblesses, on doit les sentir sans qu’elles soient ostensibles. Tu en es capable; ça m’avait réchauffé le cœur tout en plaçant la barre très haut. Il avait confiance en moi, je ne devais pas le décevoir. Un message cependant trop sibyllin. Parfois j’étais ce personnage d’Irina, fantasque, actrice déchue imbue de sa personne (ça je savais le jouer parfaitement !) et parfois le personnage m’échappait. Maintes fois nous avions répété façon Actor’s studio, Lee Strasberg au coin des lèvres. Irina Arcadina un peu hystérique, genre Bette Davis dans qu’est-il arrivé à Baby Jane ? Gena Rowlands dans Opening night. Et cette réplique qui ne venait pas, celle qui verrait mon entrée en scène, celle qui annonce l’inévitable conflit. Arcadina arrive tard, elle se fait attendre pendant de longues scènes, de longues scènes pendant lesquelles j’écoutais la pluie battant sur le toit de tôle du fond des coulisses noires, où tout se bousculait et se mélangeait dans ma pauvre tête ; où les noms mêmes, inventés par Tchekhov me posaient problème.
Une attente insoutenable.
J’en avais pourtant longtemps rêvé de ce rôle de vieille actrice doublement en représentation dans cette mise en abyme. Mise en abyme d’une pièce dans une pièce et superbe symbole de liberté d’une mouette qui sera finalement tuée au bord du lac.
Antoine Vitez disait que la mouette était une vaste paraphrase du Hamlet de Shakespeare… mes pensées dérivaient et s’arrêtèrent au moment où j’entendis Trigorine clamer : notre Arcadina ne devrait pas tarder, point. Ce n’était pas la phrase attendue, j’avais dû la laisser passer, non c’était mon ami Jean-Paul qui avait compris que je tardais à entrer en scène et qui m’appelait.
Je poussais d’un coup sec le rideau rouge carmin et je suivis le chemin que me dictait la lumière.
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Même attente, même situation, temps maîtrisé, rapide
Jouer aux Amandiers était pour le groupe d’étudiants en théâtre que nous étions un challenge en même temps qu’une consécration. Nous avions rêvé, nous y étions. Ce n’était pas la dernière, mais la pièce choisie pour nous par Michel Bézu : La Mouette de Tchekhov nous donnait des ailes. Nous endossions nos personnages soirée après soirée avec bonheur. La mise en scène avait été conçue avec précision et toute l’originalité nécessaire à ce théâtre contemporain des Amandiers à Nanterre. J’attendais ce soir-là comme les autres soir mon entrée en scène dans des coulisses où il pleuvait et où régnait un froid qui aurait pu être paralysant. Mais non j’étais dans mon rôle, rodée comme du papier musique. Je pouvais rire un ton trop haut, pleurer un ton trop bas, courir sur cette scène immense, faire la douce, m’amuser avec cette Arcadina si imbue d’elle-même nonobstant si attachante. Oui j’avais un mot de Michel Bézu dans ma poche qui me portait et qu’importait que Trigorine ne me regarde pas lorsqu’il s’adressait à moi ; je m’inventais chaque soir nouvelle et j’y prenais un tel plaisir qu’attendre mon entrée sur scène ne me pesait en aucune sorte. L’attente était plaisir, le désir renouvelé. En scène ! Tous en scène !
PASC