Texte d’Annie Brottier

L’almanach

ou la chasse aux souvenirs

 

Enfant, j’aimais le rituel du facteur, courant décembre, venant sonner à la porte pour vendre le calendrier de la nouvelle année. L’événement en annonçait un de bien plus grande importance : l’arrivée de Noël et des cadeaux. J’avais le privilège qu’on me laisse le choisir, ce beau calendrier tout neuf, rutilant de tous ses feux. Personne ne me contestait un avantage qui n’avait d’importance qu’à mes yeux de fillette, sensible aux couleurs et aux dessins. L’intérieur restait un obscur ramassis de feuilles incompréhensibles, informations sur les dates des marchés ou liste des départements dont l’intérêt me passait largement au dessus de la tête. Chez ma grand-mère à Paris, où je passais un week-end sur deux, je trouvais, accroché dans la cuisine, le même calendrier des PTT dont je n’avais pas choisi la couverture mais qui représentait toujours des chiots ou des chatons blottis dans une corbeille de satin ou la tête émergeant de jolies fleurs champêtres. Au fur et à mesure de l’année qui s’écoulait, certains jours se trouvaient entourés ou marqués d’une croix avec des initiales que je reconnaissais, anniversaires de mes frères ou le mien et d’autres mystérieuses. C’était le calendrier du quotidien, l’agenda, celui que l’on jette en fin d’année et que l’on remplace sans un remords par un plus neuf. Moi, j’étais fascinée par le vieil almanach, celui que ma grand-mère avait encadré et suspendu au mur du salon, un almanach de l’année 1932 dont les tons automnaux me calmaient.

Je restais longtemps à scruter les menus détails de l’illustration, le vert bleuté de la forêt, les ocres de la lande, les ombres qui s’étiraient sur le sol et le ciel embrasé. Une scène apaisante dont je n’ai longtemps pas perçu la dimension négative. Le dessin avait pour légende  La chasse aux faisans. Il m’a fallu attendre de savoir lire pour comprendre que le petit homme à la besace au premier plan était un chasseur à l’affût. Mais c’est surtout à ce moment-là que la croix devant le 16 janvier a pris tout son sens. Sous l’année 1932, écrite en gros caractères rouges, je déchiffrai pour la première fois : Naissance de ma petite chérie, le jour de la saint Marcel . Je me souviens de cet instant de révélation comme d’un éblouissement. Soudain le cadre doré et le lieu où il se trouvait prenaient tout leur sens. Cet almanach était la mémoire vivante d’un événement marquant de la vie de ma grand-mère et de ce grand-père Marcel, que je n’ai pas connu. Contrairement à ceux de la cuisine, celui-ci n’avait qu’une seule inscription, qu’une seule date remarquable. Ce n’était plus un calendrier, il était devenu monument, rendant hommage à un événement exceptionnel, la naissance d’un enfant, ma mère, le jour de la fête de son père. Je ne sais quand cet almanach disparut de son salon mais quand je le lui fis remarquer, un jour où adulte, je lui rendais visite, ma grand-mère avait oublié son existence, elle ne savait plus. C’est après son décès que je l’ai retrouvé, poussiéreux et la vitre du cadre fêlée au fond d’une vieille caisse. Je l’ai gardé, j’y vois ma mère, j’y vois ma grand-mère. Je devine ce grand-père absent et je les relie à moi. C’est fou le pouvoir d’évocation des objets.

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