Le réveil sonna à sept heures. M se leva, enfila sa robe de chambre et ses pantoufles, et après ses ablutions rituelles se rendit dans la minuscule cuisine où la tasse et le sucrier qu’il avait méthodiquement disposés la veille au soir sur la table, l’attendaient. Son emploi du temps était réglé comme du papier à musique, à l’image de sa vie rythmée par les journées qui s’ensuivaient dans l’alternance cyclique des heures dévolues à son travail d’employé aux écritures et celles qu’il passait calfeutré chez lui, à lire son journal, à dîner devant son poste de télévision et à aller se coucher à vingt-deux heures trente précises. Cette vie quasi monastique lui convenait parfaitement, il se disait sans ambition particulière, à l’abri des considérations futiles de ses contemporains. Lui se contentait de l’essentiel à ses yeux, de quoi se nourrir, se loger, se vêtir et le regard qu’il portait sur les autres, toujours avides de plus, le déconcertait. C’était ni plus ni moins pour lui des farfelus, des malheureux qui se rendaient la vie impossible à force de se tourmenter. Quel modèle de voiture acheter ? Quelle marque de vêtements acheter ? Où et avec qui partir en vacances ? … Toutes ces préoccupations lui semblaient saugrenues, lui se rendait au travail en métro, possédait deux costumes et trois chemises qu’il portait à la blanchisserie dans la rue voisine, et ne partait jamais en vacances. Quant à des relations, il n’en avait qu’au travail avec son supérieur pour recevoir ses ordres et un collègue avec lequel l’échange se bornait à dire Bonjour en arrivant au bureau et Bonsoir en le quittant. M. se riait des préoccupations saugrenues de ses congénères et les aurait plaints s’il avait été capable de compassion. Il se berçait du cycle régulier de sa solitude, se complaisait dans la vacuité de son existence, en tirant même une certaine fierté Je n’ai besoin de personne moi aimait-il à penser. Ce matin-là semblable aux autres, M. avala son café et ses deux biscottes beurrées, vérifia que ses chaussures étaient impeccablement cirées, jeta un coup d’œil dans le miroir de l’entrée pour s’assurer que tout était en ordre, mèche bien peignée, col de chemise et nœud de cravate parfaitement ajustés autour de son cou, et ferma soigneusement la porte à clé derrière lui. C’est alors qu’un événement inattendu fit basculer la vie de M. au propre comme au figuré. En descendant l’escalier, son pied pourtant habitué rencontra une marche bancale qui le déséquilibra et le précipita la tête la première dans le vide. Ses mains embarrassées de sa sacoche et de son parapluie ne purent se raccrocher à la rampe, sa tête heurta le mur et c’est sur un postérieur bien endolori qu’il se retrouva assis, une volée de marches en contrebas. Un peu sonné, M. se releva d’un bond pour retomber aussi sec avec un gémissement de douleur incontrôlable. Sa cheville enflée, déjà bleuissant ne laissait aucun doute sur la difficulté qu’il aurait à marcher. Pour la première fois, M. regretta presque qu’il n’y ait pas une bonne âme dans l’escalier pour le secourir. Il se hissa péniblement sur ses jambes en s’agrippant aux barreaux de la rampe et entreprit de remonter chez lui pour appeler les secours. On le transporta au bord de l’évanouissement dans l’hôpital le plus proche où le diagnostic tomba rapidement : cheville cassée avec fracture ouverte, coccyx fêlé et un traumatisme crânien dont il n’avait aucun souvenir mais dont la bosse douloureuse au-dessus de l’oreille gauche était le témoin. M. comprit qu’il devrait rester en observation un certain temps. Le rythme décousu des entrées et des sorties du personnel, de jour comme de nuit, le bruit des chariots, des interpellations dans les couloirs, l’incertitude de la durée de son séjour, tout cela mettait à mal son besoin viscéral de rythme. Il commença à trouver le temps long et se languissait de son travail. Pour la première fois il pensa à son collègue de bureau autrement que comme un pion sans intérêt et n’aurait pas été fâché de le voir passer le seuil de sa chambre. Il se prit à apprécier le va et vient du personnel soignant, puis à l’attendre, puis à l’espérer au point de ressentir l’angoisse du vide l’envahir quand il n’avait vu ou entendu personne depuis moins d’une heure. M. dont la carapace s’était brisée se retrouva nu et sans défense devant la question qu’il ne s’était jamais posée : Y a t-il quelqu’un qui m’aime ? Quelqu’un qui compte pour moi ? Le gouffre insupportable de la réponse lui perça le cœur et le ratatina au fond de son lit. Il fut assailli de réflexions toutes plus angoissantes les unes que les autres, s’interrogeant sur ce qu’il avait fait de sa vie et sur ce qu’il allait faire de sa vie. Pour la première interrogation, la réponse était simple. Rien. Pour la seconde, M. était complètement démuni, mais décidé à changer. Dès lors, il entreprit de faire l’apprentissage de la sociabilité, adressant maladroitement la parole au personnel soignant, tentant de créer un lien. Regardez-moi suppliait son regard. Pas le temps lançaient les autres d’un coup d’œil rapide. Le jour de sa sortie arriva et M. rentra chez lui. Il grimpa lentement les escaliers, regretta de n’avoir croisé personne pour mettre en pratique sa nouvelle vision du monde et retrouva son petit intérieur, aussi sombre et triste qu’il l’avait quitté. Il dîna d’une soupe en carton devant la télévision, disposa la tasse et le sucrier dans la cuisine et alla se coucher. Le lendemain le réveil sonna à sept heures. M. se leva, enfila sa robe de chambre et ses pantoufles, …