La grande pièce

Après la soirée festive d’hier où tous les cousins se sont retrouvés, je me réveille seule et me dirige dans la maison silencieuse vers la vaste pièce principale de l’habitation de ferme. Le cousin chez qui nous sommes accueillis est, je pense, déjà parti à la salle de traite, les plus jeunes doivent dormir. Je trouve de quoi me faire un thé et, assise au bout de la grande table, j’observe autour de moi.

Des poutres foncées assez basses au plafond, deux fenêtres à petits carreaux et aux rideaux reposant sur le bord du mur épais pour éviter l’humidité, une porte dont la moitié supérieure s’ouvre indépendamment du bas, un refend de mur, vestige de l’ancienne arrière-cuisine garde-manger car orientée au nord ; un vaste buffet à assiettes normandes décorées en panier et fruits, une grande armoire aux sculptures modestes, une télévision sur un napperon posés sur une table roulante et bien sûr la vraie horloge avec son balancier de laiton où se reflète le devant de la maison de briques et silex.

Cette habitation appartient à la famille depuis le XVIIème siècle au moins ; la grande cheminée a disparu, remplacée par le chauffage central au fuel, mais on en voit encore les traces, une étagère est posée sur deux pilastres en pierre qui émergent de la cloison.

C’est dans cette pièce et la chambre contigüe que sont nés mon grand -père et mon père ainsi que ton père et ses frères et sœurs m’avait dit le plus vieux de mes cousins , vaillant nonagénaire qui a lui-même vécu ici toute sa vie jusqu’à sa retraite où son propre fils et son petit fils ont pris la relève.

Je n’ai repris contact avec cette branche familiale que depuis quelques années et me voir projetée dans l’histoire de mes ancêtres m’émeut profondément.

Je vois ce lit de bois foncé dans cette pièce un peu froide, et ressens cette présence à la fois morne et vivante. Mon arrière-grand-mère avait donc mis au monde, ici même, ses quatre garçons dont deux sont morts à la guerre de14/18, l’un dans les premières semaines du conflit et l’autre en 1919 des suites de ses blessures, sans avoir revu leurs corps.

Cette femme pieuse s’en était remise à Dieu pour éponger son chagrin et faisait réciter tous les soirs ses prières à l’un de ses petits- fils, le réchauffant de son corps dans ce vaste lit.

La grande pièce était le lieu de rassemblement du repas familial avec les journaliers travaillant à la ferme. Tous se retrouvaient autour de la grosse table de chêne pour récupérer de leur dur labeur avant d’y retourner après le café-calva quand le patron refermait son couteau et le remettait dans sa poche.

Petits, les enfants allaient à l’école du village, distant de trois kilomètres, à travers champs, chaussés de leurs semelles de bois, été comme hiver, musette sur le dos avec le cidre et le pain du midi. Le soir, épuisés, ils rentraient en laissant leurs galoches sur la pouque à l’entrée, bourrées de papier journal les jours de grands froids. Ils réchauffaient leurs engelures qui mordaient au feu de cheminée et suspendaient leurs lourds manteaux aux crochets derrière la porte.

Mon grand père étant l’aîné, a pris la succession de l’exploitation familiale mais après trois ans de service militaire suivis immédiatement de cinq ans de guerre sans doute n’était-il pas prêt à de telles responsabilités et sa femme peu dynamique et au lourd passif patriarcal n’a pu l’aider.

Sur la table le soir, les mains frottant leurs visages, ils se regardaient, impuissants à affronter la lourde tâche qui leur incombait. Les murs de cette pièce avaient déjà vu bien des lamentations, mais celles-ci étaient plus tristes encore. Des enfants naissaient cependant dans ces mêmes draps, mais les accidents de la vie allaient chasser ce grand-père des murs familiaux pour y placer son frère plus jeune et jugé plus capable.

Des travaux furent entrepris, la pièce s’agrandit, l’eau courante jaillit du robinet, un coin toilette fut aménagé. La vaste salle retentit de nouveaux cris d’enfants, moins nombreux ; deux enfants suffirent à ce couple travailleur.

Dehors l’étable fut nettoyée de la tuberculose qui avait ravagé le troupeau et la mécanisation arriva.

C’était bien dans ce même endroit que je me trouvais, scrutant le sol dallé en m’imaginant le bruit des chaussures aux semelles de bois, puis aux semelles de cuir solide et clouté, puis à celles de caoutchouc et à présent aux semelles synthétiques légères.La structure de la maison n‘avait que peu évolué.

Je me suis intéressée à la généalogie familiale et j’ai consulté les différents recensements où l’on retrouve exactement les noms et les fonctions des habitants de chaque maison. Je suis remontée avant la révolution, puis j’ai découvert des prénoms inattendus comme Sororité et Égalité.

Nous qui changeons de résidence si souvent, sommes déconcertés par la permanence de tels lieux de vie où se joue l’histoire des familles et des régions ; plus encore de constater que celle-ci continue mais pour combien de temps encore ?

Josette Emo

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