Moi, mon seul horizon c’était la lecture

J’ai vécu toute ma vie avec les livres. Mais il y a un moment où ils m’ont particulièrement transformée, à l’époque de l’adolescence, pendant les années de lycée. Mille neuf cent soixante cinq, quinze ans, l’année de la seconde fut la plus fondamentale : l’âge des éveils, des prises de conscience.

La vie réelle était gaie dans la famille et avec les ami.es. Mais nous avions peu de distractions, peu d’occasions de sortie, pas d’écrans pour occuper le temps, pas assez d’argent pour voyager, partir en vacances. Au lycée et dans la société régnaient les interdits : interdit d’approcher les garçons, pas de mixité, blouses beige une semaine, rose l’autre semaine, interdit de faire l’amour, pas de contraception ni d’avortement ; un lycée réservé surtout aux enfants des classes bourgeoises ou moyennes. J’étais décalée quand les autres racontaient leurs vacances au ski ou exhibaient leurs fringues à la mode, pas envieuse mais pas dans ce monde-là qui ne me plaisait pas du tout. Ma revanche était de leur damer le pion grâce à ma culture littéraire et historique. Je cherchais autre chose que cet horizon borné de la séduction, du mariage, de la vie de couple, de famille, de la société de consommation. La lecture étanchait ma soif d’absolu. La lecture était mon refuge, ma vengeance, mon évasion, ma niche écologique. Grâce aux livres je réussissais à élargir mon horizon, ma façon de penser et à comprendre le monde.

Alors certains livres sont entrés dans ma vie, m’ont imprégnée, pour ne plus jamais en ressortir. J’ai vécu cachée avec Anne Franck. Quand je fermais les yeux, je pouvais la voir en train d’écrire son journal. J’ai cherché à savoir pourquoi, j’ai avalé, avalé les livres sur les guerres mondiales, les camps de concentration, lu tous les romans de Primo Levi, Treblinka … Je crois que date de cette époque le désir de m’engager pour que de telles horreurs ne se reproduisent plus. À la même époque j’ai vécu avec Madeleine Riffaud  dans les maquis Vietcong  et ne ratait plus une seule manifestation contre la guerre du Vietnam. Je crus, durant une courte durée, à l’existence d’un pays eldorado, le socialisme soviétique ! J’ai dévoré alors les romans russes, en particulier Tolstoï : Anna Karenine, Guerre et paix, Tchékov, Gogol, Tourguéniev … Pour ne pas faire les choses à moitié, j’avais même choisi le russe comme seconde langue.  Heureusement j’ai vite ouvert les yeux pas seulement grâce aux livres. Mais eux aussi là encore m’ont aidée à y voir plus clair comme ceux de Soljenitsyne, et d’autres sur le goulag.

Je voulais savoir comment vivaient les peuples d’ailleurs, d’Afrique, d’Amérique du Sud. Je me suis passionnée pour l’anthropologie, Lévi Strauss, Margaret Mead.

Puis j’ai abordé la philosophie politique avec Marx. Avec ma meilleure amie, en seconde on a déchiffré ensemble le Manifeste qui nous a paru alors si difficile à comprendre.

J’ai conservé jusqu’à l’année de terminale, puis à l’Université cette boulimie de lectures, lisant les classiques : Balzac, V. Hugo les misérables, Germinal. Avec les  hauts de Hurlevent  j’ai réfléchi à ce qu’était une vie de femme dans un monde d’hommes. J’ai adoré vivre dans le monde flottant et romantique du Grand Meaulnes.

Je comblais mon désir d’aventure et d’amour avec les romans d’Ernest Hemingway. Je me suis passionnée pour la guerre d’Espagne grâce à Pour qui sonne le glas. Je sens encore la main de Jordan passer dans les cheveux courts de Maria.

Dominique Pierre

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