Extraits du journal intime de Nina

Texte imaginé et rédigé par Karine Lemoine
Collage de Karine Lemoine
Mon journal intime – Nina

Dimanche 25 septembre (café Cipriani – Gare centrale)

Wouah, ça donne envie ça les gâteaux ! C’est très cher alors je vais me contenter d’un jus de fruits en attendant l’arrivée de l’étudiante en école d’art.

Waouh c’est le mot que je prononce le plus depuis que je suis arrivée à New York. A chaque coin de rue, un gratte-ciel différent de celui que je viens juste de découvrir surgit devant mes yeux. Je n’ai pas d’autre mot que celui-là  Waouh

Je commence à prendre un peu mes repères. C’est pas facile, facile mais nous les kabyles on s’adapte. C’est dans les gènes.

L’étudiante m’a donné rendez vous à la gare centrale. Je suis un peu en avance.

Elle a dit  on se retrouve au point d’information. C’est simple. C’est au centre du hall.

C’est sûr on ne peut pas passer à côté avec son énorme pendule à 4 faces.

Il y a beaucoup de voyageurs.

Je surveille d’un œil en buvant mon jus, installée au café de la gare.

J’ai vraiment de la chance de me retrouver ici à New York.

Oh il est trop joli ce plafond bleu constellé de signes astrologiques. Je cherche le mien : le capricorne.

La fille elle a dit qu’elle était blonde. Ses cheveux ils sont colorés elle a précisé.

L’architecture de la gare est vraiment jolie. Je n’ai jamais vu des lustres aussi beaux.

Il est rigolo le garçon de café avec son tablier vert. Sans cheveux et avec son crâne luisant, il me fait penser à l’oncle Hocine, le frère de maman.

C’est comme une ruche ici. Il y a un son continu comme si je souffrais d’acouphènes.

Lundi 26 septembre (Washington square)

A Washington Square, j’éprouve des difficultés pour trouver un endroit et me poser. J’ai l’impression que je n’ai pas apporté le bon crayon, le bon papier. Les autres s’appliquent du mieux qu’ils peuvent pour faire un joli dessin mais moi j’aime bien ressentir ce qui se passe autour de moi avant de commencer alors j’observe ce lieu que je ne connais pas encore.

Il fait beau. Tout est harmonieux et pourtant quelques personnes regardent dans le vide. Est-ce à cause de la solitude des grandes villes ?

Là à deux pas de moi, elle est là… Est-ce possible ?

Je n’arrive plus à me concentrer sur le dessin que j’avais débuté.

Juste en face d’elle, curieusement, il y a un piano, oui un piano au milieu du parc et c’est comme si elle allait se lever pour en jouer.

Je suis vraiment interdite. Je ne sais pas si elle m’a aperçue. Elle est dans ses pensées. Elle vient d’allumer une cigarette. Elle porte un jean et un corsage rouge. Elle sourit au ciel bleu de Manhattan. J’ai envie de me lever pour la contempler de plus près.

Et là mon cœur chavire. Elle s’est levée et s’est dirigée avec assurance vers le piano. Elle a jeté sa cigarette. Elle s’installe. Les notes résonnent dans le parc. Suis-je folle ? C’est le décalage horaire ? Le mal du pays, déjà ?

Si je prends une photo c’est comme si je gâtais cet instant.

Oh la la mais c’est qui cette fille ? Un ange tombé du ciel ?

Mes camarades continuent à croquer le paysage mais moi je suis en état de choc. Je crois, elle est américaine. Elle commente à chaque fois qu’elle achève un morceau. Elle explique que la jeunesse, dans ce parc, joue pour la paix.

(ça me plait, Il est écrit sur le piano This machine kills fascits )

La femme possède le même large front que moi. A moi il me donne des complexes. Je le dissimule derrière une frange qui ne cache rien mais elle, elle semble s’en moquer. Au contraire, il lui donne beaucoup d’allure.

J’aperçois sa bouche un peu charnue.

La prof vient de passer pour nous donner quelques consignes mais je n’arrive pas à me concentrer sur ce qu’elle dit.

Cette musique me transporte et m’obsède.

C’est elle que je vais dessiner, cette femme qui me ressemble tant.

Derrière mes lunettes noires, je ne peux pas me détacher de son regard à elle, ce même regard que je vois tous les matins dans le miroir : elle a les mêmes sourcils bruns, un peu en accent circonflexe que j’ai du mal à domestiquer.

A présent, elle grimpe sur son siège pour nous présenter son prochain morceau. Je reconnais mes intonations un peu aiguës dans sa voix.

C’est pas vrai, en voulant sortir mon portable de mon sac je l’ai perdue de vue.

C’est un jeune homme aux cheveux longs qui a pris sa place.

Je vais partir à sa recherche.

Mardi 27 septembre (Brooklyn Bridge)

Le vent dans mes cheveux, le vent qui caresse ma peau. Je ferme les yeux un instant même si je ne veux rien rater du paysage qui s’offre à moi. Le ferry tangue et se balance.

Oui, je retrouve un peu les sensations qui étaient les miennes, petite fille, bien attachée dans le dos de Yemma, Maman. Elle m’emmenait pour aller chercher l’eau à la fontaine quand la citerne de notre maison était à sec. Elle m’entourait de son tablier à rayures fermement noué sous sa poitrine. Le chemin n’était pas très long mais pour l’enfant que j’étais, c’était une sacrée aventure.

Le ciel est si bleu qu’il se reflète dans les buildings. Je me laisse surprendre. J’ai du mal à distinguer si c’est un nuage que j’aperçois ou si c’est un reflet sur la façade d’un immeuble. Quand je lève les yeux, la lumière est si forte qu’elle m’éblouit. J’ai peine à contempler le Pont de Brooklyn.

Quand on descendait le chemin qui mène à la fontaine, je cachais mon visage dans le cou de Yemma. Je n’étais plus éblouie. Je balançais mes petites jambes le long de son corps et j’offrais mon visage à la cime des montagnes quand le soleil m’éblouissait moins. Ce n’était pas souvent que j’apercevais des nuages.

Vraiment rien à voir avec ceux que j’observe à présent.

Il me semble entendre les pas de ma mère frappant le sol sec du village et je riais et je riais, comme les enfants qui jouent dans le parc sur la rive, parce qu’elle me promettait une friandise dont elle avait le secret. Ma plus grande récompense c’était quand nous arrivions à la fontaine. Les premières gorgées d’eau fraîche étaient pour moi. Ensuite avant de repartir, je m’amusais avec les flaques d’eau qui s’étaient échappées du jerricane de ma mère.

Je ressentais une joie identique à celle des enfants que j’aperçois sur la baie et qui taquinent le ressac de l’East River.

Mercredi 28 septembre (Little Island)

Lettre que je lui ai envoyée :

Toi

I love you so much.  Ici les femmes déclarent leur sentiment à la face du monde. Quel choc !

Je suis assise au milieu de mes camarades, un peu à l’écart, sur les marches en bois du théâtre en plein air de Little Island. Tu adorerais ce lieu. On a une vue magnifique sur l’océan. Pour te faire une idée : imagine que nous sommes à Tipasa dans le cirque romain avec la vue sur la mer. C’est pareil, kif kif ou presque. Simplement tu n’es pas là.

Cet été nous avons passé nos journées ensemble et quand j’ai obtenu mon visa pour étudier à l’étranger j’étais folle de joie mais triste de devoir te laisser derrière moi pour longtemps.

Tu me manques.

Ne plus avoir ta présence au quotidien est une souffrance.

Comme les couples qui se promènent ici j’aurais voulu qu’on se photographie devant l’île de Manhattan. J’aurais tenu ta main et tout devenait facile.

New York sans toi, c’est pas pareil. Je m’ennuie.

J’écoute Christophe en boucle. Il me susurre à l’oreille les mots qui rendent les gens heureux.

J’ai cette nostalgie de nos rares moments d’intimité. La-bas c’est pas facile de trouver un endroit à soi. Il y a toujours cette sensation que tout le monde nous épie. Ici, je crois, nous serions bien.

Malgré notre pudeur et nos maladresses, nous goûterions à la liberté, sans doute.

Jeudi 29 septembre (Central park-Albertine)

J’ai fait un rêve :

Je porte un collant rose. Je suis assise en tailleur sur un tapis gris. Mon cœur aussi synthétique que le tapis ne ressent plus rien. Qui sait si j’aurais le courage de me relever pour fuir les orages et l’eau qui ruissellent sur les bras ouverts d’Alice.

Avec ce geste c’est comme si elle voulait réveiller les enfants endormis sous le champignon géant qui lui sert de siège. Elle m’invite à me joindre à eux pour y trouver refuge.

Jacqueline Jacqueline me murmure-t-elle. La petite menteuse elle sait très bien que ce n’est pas mon prénom. Moi aussi je veux grandir comme elle pour lui être infidèle et retrouver mon paysage perdu qui apparaît au lointain.

Le chapelier fou dodeline de la tête. Il ressemble à l’homme à la tête de chou. Il chante en boucle  C’est haut NY, NY USA, j’ai jamais rien vu d’aussi haut…

Mais comment font les gens pour chanter en rythme sous la pluie ?

Le lapin d’Alice donne le tempo avec sa montre à gousset et sa patte arrière qui frappe le sol avec une belle régularité.

Gainsbourg fou sort un valet de pique de sa manche.

C’est le signal pour faire cesser le sanglot de l’homme noir à la barbe blanche allongé sur le banc de la freewoman.

Vendredi 30 septembre (Le cloître)

Souvent Maman me parlait de la femme qui l’accompagnait. Elle affirmait que c’était son ange gardien, celui qui se tenait près de son épaule le soir. Il lui transmettait le contenu de ses rêves. Elle m’a toujours expliqué que c’était son amie. Le soir avant de m’endormir elle m’en faisait des descriptions magnifiques. Elle ajoutait qu’elle était assise sur la chaise au coin de ma chambre et qu’elle veillait sur nous tous.

Je n’étais jamais entrée dans un cloître.

J’ai souri en découvrant la statue de Jésus loucheur tenant une pomme. Je ne sais plus si ce fruit m’évoquait le mariage de ma sœur, près du verger, ou mon père relatant à profusion le jardin d’eden.

Et puis il y a cette fille étrange sur la terrasse avec son teint blafard. Les visiteurs qui passent à côté d’elle ne la voit pas. Je n’ai pas peur des djinns ou des fantômes. J’ai grandi avec.

Cette fille n’est pas effrayante. Elle ne ressemble pas à l’ectoplasme ou l’image écran qui m’était apparue un soir, quand j’avais 5 ans, dans la chambre où dormait l’oncle Hocine et sa jeune épouse.

Je jouais. Il faisait sombre.

J’aimais bien courir d’une pièce à l’autre. Je passais dans la cuisine en trombe. Je tournais vers l’entrée de la maison puis je débouchais dans la chambre. C’était enivrant. Il y avait le lit que j’aimais contourner. Parfois je me glissais en dessous. Ce jour-là ma course s’est arrêtée net à la vue de cette apparition.

Le temps de tourner la tête et la femme sur la terrasse a disparu.

Mais était ce vraiment un fantôme ?

Samedi 1er octobre (Rockefeller Center)

Quelle semaine incroyable à découvrir une ville aussi grandiose que New York.

J’ai adoré participer aux cours de l’école d’Art avec les autres étudiants. J’aimais les heures passées dans les parcs à faire du dessin d’observation. C’est quelque chose qui paraît inconcevable dans mon pays. Une fille assise sur un banc devient rapidement la proie des gars qui traînent. Parfois je les insulte mais c’est pire ensuite. Ils ne me lâchent plus.

Ici je goûte un vent de liberté que je retrouverai différemment en France.

Rester ici ? C’est trop tôt pour moi.

Je serai trop loin de ma famille.

Il faut sauver sa peau mais pas comme ça.

Je surveille les annonces du haut-parleur.

Il y a eu un changement de porte et, à présent, on apprend que l’embarquement est retardé.

Je vais envoyer un message à Lounès. Il est 2h du matin au pays.

Il ne dort pas.