Un déjeuner sur l’herbe

C’était une belle journée de fin de printemps, annonçant l’été. Les deux couples avaient décidé de pique-niquer dans une forêt proche de la capitale trop étouffante. Léa et son mari Bertrand, approchant la trentaine, étaient mariés depuis une dizaine d’années, formant un couple sans histoire. Lui, était un peintre connu déjà exposé. Elle, s’essayait à la peinture pensant qu’elle n’avait pas le talent de son mari. L’autre couple était composé de Paul, frère aîné de Bertrand et de sa femme Lucie. Paul avait une galerie à Paris et il avait introduit son frère dans le milieu artistique parisien. Il lui avait permis d’exposer dans sa galerie assez renommée et de se faire connaître. Sa femme, plus jeune, délicate, gracile était musicienne, mais elle aussi ne pouvait pas envisager d’en faire une profession.

          Léa avait préparé le panier pour le pique-nique, rempli de bons produits qu’elle avait achetés le matin même au marché : des cerises, des pommes, une bonne miche de pain frais, des rillettes d’oie dont son mari raffolait, un bon fromage de chèvre. Bertrand s’occuperait du vin. Ils s’installèrent dans une clairière ombragée par des sapins et des chênes.

          On a déballé le panier, commencé à déguster et à boire. La conversation allait bon train sur les derniers potins du petit monde des artistes parisiens en vogue. En réalité les deux hommes parlaient entre eux, entre experts ! Ils s’échauffaient au fur et à mesure que les bouteilles se vidaient. Lucie, comme à son habitude, après avoir picoré quelques miettes s’était extraite discrètement du groupe pour aller tremper ses pieds délicats dans une petite mare qui se trouvait derrière. Elle observait le bord de l’eau, intéressée par la faune et la flore.

Léa, assise entre les deux hommes, un peu étourdie par le soleil et le vin eut soudain trop chaud. Elle laissa glisser son châle. Le regard de Paul se dirigea vers le décolleté échancré de sa robe. Léa s’approchant de Paul, lui demanda s’il pouvait descendre la fermeture éclair qui se trouvait dans son dos. Celui-ci s’exécuta avec empressement tant et si bien que la poitrine de la jeune femme se trouvait quasiment découverte. Son mari la regarda, avec un air amusé et dit pour se donner une contenance : en effet tu avais besoin d’air ! Cette robe te serre un peu ! .  Une légère rougeur colorait les joues rebondies de Léa. Elle s’était rapprochée de Paul, tout en écoutant leur échange, ou plutôt en faisant semblant d’y porter intérêt. Puis elle soupira assez fort pour attirer l’attention de son mari, qui jusqu’à présent ne s’était pas adressé à elle sauf pour faire cette remarque assez malveillante sur sa robe. Il avait très vite repris le fil de son discours sans plus s‘occuper d’elle. Elle toussa un peu plus fort. Cette fois Paul s’interrompit. Enhardie par le cadre inhabituel, en dehors de la maison, la nature, la chaleur du soleil, le vin, le repas copieux, ces paroles lui échappèrent sans même avoir vraiment réfléchi :

 Pardonnez-moi, Paul, mais je souhaiterais vous montrer quelques unes de mes peintures, lorsque nous rentrerons à Paris. Bertrand écarquilla les yeux. Elle poursuivit : 

Oui j’aimerais que vous les voyiez car je voudrais moi aussi, exposer !

Les deux hommes se regardèrent aussi gênés l’un que l’autre.

Bertrand se tut mais n’en pensait pas moins. Les toiles de sa femme, d’un style mineur à ses yeux, ne méritaient pas d’être exposées. Elle se tourna vers Paul avec un air effronté.

Celui-ci se crut obligé de bafouiller une réponse embrouillée. Les expositions dans sa galerie étaient déjà programmées sur les mois à venir, l’agenda plein … Il faudra voir … un peu plus tard… Mais il accepta d’aller voir les toiles de Léa.

L’ambiance détendue avait laissé place à une légère tension et tout le monde se trouva d’accord pour rentrer. Léa insista pour fixer le rendez-vous avec Paul.

          Il vint en effet quelques jours plus tard. Bertrand n’était pas là, occupé par une affaire urgente avait-il dit. Il ne voulait pas assister à la honte que sa femme allait immanquablement essuyer. Il était persuadé qu’elle n’avait aucun talent, que la peinture n’était qu’un passe-temps pour femme oisive.  Après un café vite avalé, ils gagnèrent le petit cabinet où elle rangeait ses tableaux. C’était le seul petit espace à elle qu’elle avait réussi à préserver. Il n’était pas question qu’elle ait un atelier comme Bertrand. Paul regardait assez distraitement les tableaux qu’elle lui montrait. Il ne disait pas un mot, fumait sa pipe. Dans ce petit espace sombre il s’approcha de plus en plus près de Léa. Il exhalait une odeur de tabac. Léa recula. Il avança. Il la plaqua contre le mur, se jeta sur elle, l’embrassa sauvagement et commençait à parcourir son corps avec ses mains. Interdite dans un premier temps, elle trouva la force de le repousser. Elle s’enfuit dans le jardin, courant à toutes jambes, jusqu’à ce que, à bout de souffle elle s’effondrât au bord d’une rivière. Elle y trempa ses mains pour se passer de l’eau sur le visage. Les larmes se mêlaient à l’eau.

          Paul ne s’attendait pas à une telle réaction, étant tellement sûr de son charme irrésistible. Il frotta ses vêtements froissés, remit en place son gilet, boutonna sa veste, posa son chapeau sur sa tête. Il s’en alla en se disant : Cette petite garce n’a aucun talent. Jamais je n’exposerai un de ses tableaux dans ma galerie 

          Quand Bertrad revint chez lui, il trouva la porte de la maison grande ouverte, celle du petit cabinet aussi. Il appela, parcourut toutes les pièces, regarda le jardin par la fenêtre. Et sans plus se soucier, il s’installa dans un fauteuil du salon en se disant que Léa reviendrait plus tard ; elle n’était pas partie loin, elle avait sans doute raccompagné Paul, puis fait un tour en ville et oublié de fermer les portes, comme cela lui arrive parfois.

Mais elle ne revint jamais !

Elle était partie en courant sans même savoir où aller, une seule idée en tête : la fuite, la fuite, la fuite.

Fuir ce mari, ce faux ami, dépravé, violeur ; fuir cette maison-prison où règne le maître des lieux, sans qu’elle ait même une chambre à elle ! Fuir le manque d’avenir, fuir l’oisiveté, l’ennui ; l’impossibilité d’être reconnue un jour comme artiste, être vouée à peindre en cachette comme une voleuse.

Que faire maintenant ? Le divorce était interdit. Comment pouvait-elle se séparer de son mari ? Comment pouvait-elle lui échapper ici-même dans cette grande ville de Paris, il ne manquerait pas de la faire rechercher. Elle ne pouvait pas imaginer retourner à cette vie passée. Elle ne pouvait pas supporter l’idée de rencontrer ce beau-frère abject dans des repas de famille. Ma vie de peintre est totalement finie ici car cet être malfaisant tient le haut du pavé de l’art parisien. Elle ne pouvait pourtant pas vivre éternellement cachée ?

Alors elle prit la décision de fuir, le plus loin possible, en Amérique du Sud. Elle avait entendu dire que là-bas en Argentine vivait une communauté de femmes rebelles et libres.

Elle les rejoindrait. C’était un nouveau départ.

Dominique Pierre

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