Il, mon île

Les dessins et les photos ont été réalisé.e.s durant le stage arts plastiques/écriture par PASC

Face à moi, 6h du matin 

Au loin et au-delà des vagues, une île perdue en mer, point d’arrimage des pêcheurs esseulés, des solitaires épris de vagues à lames. L’île de Tatihou porte un nom tout droit venu de la Polynésie ;  à l’ouest le littoral s’avance vers l’île. On distingue par temps clair, un édifice qui ressemble à une tour.

Tour d’un ancien château abandonné ?

Tour de guet ?

Phare pour les jours de tempête ?

Voici la presqu’île du Cotentin, la tour de Turqueville… on ne distingue pas la fin de la presqu’île, elle se confond avec l’horizon. Elle le découpe en ombre chinoise, là tout près, à portée de bras, à quelques encablures. Passées la presqu’île et l’île sur la droite à l’est, l’horizon ne connaît pas de limite. Il exulte, se moque de notre vision lacunaire. Cette courbe, cette sphère, est bien plate pour l’œil qui la voudrait faire sienne. Cette ligne est d’un bleu précis qui tranche avec le ciel paresseux de nuages épars. La mer vient vers nous, en douceur, tout d’abord de vagues invisibles à l’œil nu, et puis de plus en plus claire et vivante, en bandes serrées de camaïeu céladon, en vaguelettes frisées d’écume narquoise.  Et puis l’estran avec ses flaques qui brillent comme des miroirs dans lesquels se reflète en douce mélopée quiconque s’y aventure ;  les crépidules, les couteaux, les crevettes bavardes et les promeneurs de chiens indisciplinés. Parfois certains reflets sont étonnants et l’on se prend à rêver à des visages de marin, à des cargos engloutis, à des migrants noyés.

Plus près les flaques se font rares, facétieuses, elles créent un chemin de sable, praticable aux pied qui refusent de se mouiller. Plus près de moi encore, près du banc de bois sur lequel je suis assise, repose un oiseau blessé, un catamaran qui perd sa couleur et sur ma droite comme pour indiquer une direction, celle qu’il faudra bien prendre un jour, une sorte de digue de béton, mammifère marin presque entièrement enfoui sous le sable malin, surgie de l’océan, de la main de l’homme guerrier.

Celui peut-être qui justement vient de toucher brutalement mon épaule.

Celui vers qui je me suis retournée d’un bond alors que j’étais perdue vers un pays lointain.

Il est là, il me scrute et je sais ce qu’il veut. Pourtant j’ai le soleil dans les yeux.

Mon esprit s’affole.

Mon esprit s’égare, tout à coup corrompu.

¤¤¤

En retrait de l’immensité liquide s’étend à perte de vue et à perte d’entendement un autre espace-temps, plus calme plus serein celui-là, genre steppe ou toundra je ne saurais dire : les marécages. On racontait sur ces marécages de drôles de récits, toujours tragiques, lorsque j’étais petite. Des récits d’enfants subitement disparus. À Saint-Vaast-la-Hougue, les femmes en noir,  attendaient au port sur la jetée même, des maris oubliés, des enfants égarés. Elles avaient le front haut et le regard infini et créaient autour d’elles un certain respect mêlé de crainte.

Si tu savais… disaient les voisines à la sortie de la messe. 

Jamais je ne parvenais à choper la fin de cette phrase sibylline : si tu savais à cette époque

si tu savais mon enfant

si tu pouvais imaginer

Mon esprit fantasque échafaudait dans mon lit-cage des histoires farfelues teintées de pourpre et de vermeil. Et je m’endormais blottie contre le mur proche de la cheminée en me promettant de poser les bonnes questions le lendemain.

Le lendemain était un autre jour .

Et me voici au mi-temps de ma vie, scrutant au loin les vagues de moins en moins visibles et m’enfonçant dans les marais qui jadis me donnaient des sueurs froides.

Il n’en est rien aujourd’hui. Un soleil timide m’accompagne, sans arrogance. J’ai conscience de me trouver au bout du monde au bout d’un certain monde. Bien réel, fait de terre, de boue et d’eau où tout pourrait être repétri et prendre d’autres formes, sculpturales. Pour l’instant il est bien là, comme vierge de toute nuisance ; son silence me protège de toute marée humaine ou inhumaine. Comme une impression de voir le monde sous une autre focale, en focalisation zéro et non plus à contre-jour, à contretemps. Le monde s’est soudain agrandi ; tout est cinémascope, grand, sans déformation. Je suis un chemin caillouteux d’où surgissent comme d’un passé révolu des empreintes gigantesques, de vieux tracteurs poussifs embourbés. Mon chemin est tracé le long d’un plan d’eau en longueur où les canards sauvages s’ébattent en liberté. Un héron s’envole en poussant un cri hululant : il tutube et j’éclate de rire.

Ce monde de végétation, de faune et de flore se rit de l’humain et vit encore au temps des cavernes. Homo sapiens connait pas.

Un monde où les plumes des ajoncs frisottent au vent léger, se penche.

À ma droite vers la mer, l’immensité.

À ma gauche une haie de mûriers noirs et de cynorrhodons rouge vif. La nature nous observe, les pipistrelles jappent. Je marche précautionneusement à la lisière de la terre et de l’eau et cela me procure un sentiment intense que je tente de retenir. Les oiseaux migrent en centurions calligraphiques vers l’Afrique ; c’est bientôt l’automne. Je ferme un peu les yeux et je regarde là-bas à perte de vue. Il y a comme un épouvantail planté dans le champ de maïs, me scrutant d’un drôle d’œil : lui !

Lui, celui auprès duquel je me suis blottie après m’être choquée contre son corps, contre son torse.

Il est loin mais mon regard perçoit le sien avec acuité, il tient une paire de jumelles à deux mains. Il ne bouge pas. On dirait qu’il va disparaître à la minute où je le vois. A-t-il une épaisseur ? Il a la peau noire, une stature hors-normes et des cheveux blancs et longs qui flottent au vent. Il me rappelle un marin en photo, une photo accrochée au mur du salon, chez ma grand-mère. Un marin à fière allure. Un marin qui connaît d’autres continents, d’autres familles, d’autres légendes…

¤¤¤

Le jardin était un labyrinthe, un dédale

où les pensées se perdaient comme des voyageurs égarés

Je me sentais toute chose, étrangère à moi-même. Combien de fois avais-je pris ce bateau-amphibie depuis mon enfance ? Extra rapide, accostage simple à effectuer à basse mer comme à haute mer. Il suffisait de dépasser la zone de dragage d’où l’élevage des huîtres émergent et à immerger les cages à huîtres lorsque celles-ci étaient en eau profonde : un travail qui nécessitait force physique et résistance.

Il m’avait dit qu’il était ostréiculteur à Saint-Vaast-la-Hougue et soudain mon cœur s’était serré pour un temps pour un temps seulement. Lui, celui dont personne à Saint-Vaast-la-Hougue ne connaissait le nom, travaillait dur pour éviter que les huîtres poussent en longueur et ne se collent au maillage. Il devait régulièrement retourner les cages et les taper, un travail répétitif et fastidieux. Par tous les temps, sous tous les cieux, on l’apercevait avec ses bottes, son ciré, son chapeau et puis il disparaissait. Il parlait peu, seulement lorsqu’on lui posait une question, et encore !

Il nous gratifiait d’un oui ou d’un non évasif.

Il était arrivé à Saint-Vaast-la-Hougue un soir de décembre, trempé jusqu’aux os, dégoulinant de flotte et avait juste demandé pitance contre travail. Le maire qui se trouvait justement au débarcadère lui avait indiqué que sur l’île de Tatihou on recherchait un gars pour les huîtres, pour les plantes, pour le fort et même, si tu es courageux mon gars, je te laisserai conduire mon bateau-amphibie à marée haute, mon tracteur aussi. Pour l’instant tu prends tes bottes et tu empruntes la passe qui relie l’île au continent, celle qui s’appelle la passe Vauban entre les parcs à huîtres. T’es noir ok, si tu bosses bien, tes heures sup te seront peut-être payées. Si tu bosses mal, si tu traînes, si tu ne relèves pas les cages en temps, tu seras illico viré. Ici on n’aime pas les rigolos. Tu viens d’où? Des terres là-bas… plutôt vers Saint-Lô ou plutôt vers avranches ? combien de kilomètres ?

Je sais pas trop…

toi je te vois venir, quand tu auras bu une petite gnôle de prune et je ne parle pas de ce breuvage dégueulasse de chouchen, trop liquoreux trop doux, douçeâtre trop mielleux ; moi je te parle d’un vrai alcool, mon gars, ta langue se déliera je te parie un panier à huîtres.

Le noir avait tourné les talons et s’en était allé chercher un refuge à sa mesure, sur l’île, pas les îles de Saint-Marcouf, ni l’île de Terre, ni l’île du large.

Non notre île à nous, l’île de Tatihou où fleurissent les fleurs de tiaré comme à Tahiti… les hibiscus, les frangipaniers, les plantes grasses et les euphorbes.

Mon île.

J’en connaissais tous les recoins car mon père m’y emmenait en barque à marée haute et j’y retournais seule, pendant des journées entières à marée basse. Mais la marée ne restait jamais ni haute ni basse ; et moi j’oubliais les heures. La marée continuait comme un cheval au galop m’avait dit ma mère. Prends ton goûter et si tu te laisses surprendre par la marée haute ?

Ça ne pourra jamais arriver maman, je serai vigilante. Pourtant cela arriva maintes fois. Je connaissais ce rocher qui forme caverne, je connaissais la casemate. J’avais un endroit sur la baie protégé du vent. J’aimais le bunker. Je cueillais les coquillages, je courais après les crabes, je me coupais les pieds avec les couteaux, j’entassais dans mon sac à dos tous les trésors que ma mère appelait des saloperies et les disposais dans un coin reculé, sur des panneaux de bois cachés sous mon lit. Plusieurs fois on m’avait cherchée, plusieurs fois on m’avait appelée, plusieurs fois on m’avait frappée ; le fouet le martinet, les gifles, les coups de pied au cul : rien n’y faisait, j’y retournais. Je levais les yeux au ciel et je dessinais les nuages. Je rencontrais toutes sortes d’animaux inoffensifs. J’attendais que les touristes envahissants se barrent de mon île pour être la seule à l’occuper vraiment. Mes parents avaient abdiqué, surtout l’été. Elle est où disait mon père

-Tu sais bien répondait ma mère

C’est vous dire la colère qui me prit lorsque je le vis débarquer en conquérant et faire de mon île, la sienne. J’enrageais, je pleurais seule dans mon lit, je me désintéressais de mes trésors d’art brut.

Je dépérissais.

Mon père disait : alors tu n’y vas plus ?

 – pas envie

 – pourquoi ?

 – Je sais pas

Je surveillais le port, l’embarcadère, le débarcadère, les casiers à huîtres, le bateau de la passe Vauban et lorsque je le voyais de loin, revenir vers le continent, alors je m’ébrouais.

Il prenait de plus en plus de place et mon plaisir en était d’autant plus gâché.

Au début je n’y croyais pas : trop de mecs de son style buriné aux cheveux blancs sales s’étaient fait virer à mon grand contentement tacite. Mais lui s’incrustait. On aurait dit qu’il se croyait chez lui ce con. Je trouvais ses mégots partout sur l’île dans mes endroits connus de moi seule.

Personne ne l’avait vu fumer pourtant,  à part la pipe au Café de l’Escale. On ne pouvait rien dire, il était réglo. Toujours présent pour relever les casiers pleins et les porter à l’arrière des tracteurs : c’était à désespérer. Il fallait bien se l’avouer, ce n’était plus mon île. Je perdais ma substance. J’avais beau tempêter, chercher des solutions, réfléchir ; rien n’y faisait, je m’enfonçais dans une sorte de dépression fantomatique.

Résolue à en découdre, un soir de fin septembre (ou était-ce début octobre ?) une fois les casiers relevés, le gars, lui, le il de mon île, parti sur le continent, je marchais à marée basse vers Tatihou, chargée comme un baudet de pièges de toutes sortes. Plein la besace ; pas des pièges à souris, il n’était pas question de tuer quiconque et surtout pas un animal. Des mots, des anathèmes, des ordres de départ. Je ne savais plus à quel saint me vouer, j’avançais mais je n’étais plus jamais seule, je le sentais partout et surtout derrière moi. Une odeur, une présence dans mon dos, un souffle, une respiration, une main sur mon épaule. Je n’avais qu’une envie, fuir. J’entendais un pas lourd derrière la maison des douaniers un sifflement, une haleine chaude et fétide dans mon cou. J’attendis ainsi toute la nuit jusqu’à l’aube pour voir se lever, à l’Est, un pâle soleil sombre, bien sombre… il surgit.

¤¤¤

Dépitée ; mes avertissements, mes plaintes et mes interdictions n’ayant eu aucune suite, étant restés lettre morte, je m’octroie un break, une infidélité à mon île. Sans lui, sans ce il qui me pourrit la vie, qui m’a chassée de mon bout de terre idyllique.

Je choisis quelques galets striés dont je remplis mes poches. Un panier de pique-nique, mes grandes bottes, mon K-way et une couverture légère ;  je me dirige vers les terres, vers les marais. Je ne sais pas bien si je mesure à l’époque l’étendue du danger car les marais sont insalubres et peuplés de bêtes plus immondes les unes que les autres. Entre couleuvres et ragondins, mon cœur balance, enfin on appelle ça plutôt un haut le cœur. Il s’immisce et ne vous lâche plus.

Je me mets en marche avec lenteur à l’aube, la brume est encore épaisse je la connais, elle ne me fait pas peur, elle va se dissiper.

Va-t-elle se dissiper ou vais-je me perdre ?

Je marche depuis des heures, elle ne se dissipe toujours pas. Les oiseaux ne sont plus les mêmes, je ne reconnais pas leurs cris. Ils nichent au creux des broussailles.

Je suis le fleuve la Taute, sur le chemin de halage, je contourne  La rosée du soleil , gabarre encore endormie à cette heure, bateau plat et je poursuis mon chemin instable sur la lande des sorciers qui, il fut un temps, organisaient des cérémonies païennes. Sûr qu’à l’époque j’aurais vécu un procès en sorcellerie : je suis trop solitaire, trop à part, trop libre. Je ne fais pas partie de leur communauté, je les évite. J’ai toujours navigué à vue entre le ciel et l’eau, à la dérive parfois, là où l’eau se ride, là où les insectes boivent, là où les poissons ou les rapaces font des ronds à la surface de l’eau.

On ne sait jamais d’où il surgissent, ni où ils plongent exactement mais ils laissent sur les rides du fleuve des ondes s’élargissant jusqu’à s’estomper, s’évanouir pour se reformer ailleurs.

Disparaître serait simple.

Ici pas trace humaine, point de bâtisse, cela me rassure.

Plus de parties boisées, à part çà et là des barrières de hauts peupliers d’argent. C’est grisant.

Pour un peu je ressentirais ce bonheur que je ressentais il y a de cela quelques mois sur mon île. Je respire mieux. Mes branchies s’assouplissent, mes nageoires battent de l’aile.  La vase me chatouille, se colle à mes bottes ravies, avec un clapotis tout à fait idoine. Je me fonds dans la nature. Mon corps lourd dans la boue s’abandonne et je lâche prise. Je sens l’océan qui remonte le fleuve, je suis un saumon qui remonte à sa source, à la recherche du temps perdu.

Je perçois.

Je perçois la moindre brindille, le remuement des moutons sur le prés, le bruit des canards sauvages qui nasillent sous les hautes herbes.

Je découvre des canardières à vingt centimètres du sol. Je m’en approche et j’avise cinq petits œufs verts pâle, nichés au creux d’un nid tissé de becs de maîtres ! Surprise par tant de découvertes, je m’approche de plus en plus de la berge, là où l’on perd le chemin de halage, là où les gens se balancent à leur gré d’un mouvement chaloupé. Tant et si bien,  tant et si bien que dans un lent geste, comme un arrêt sur image, je glisse de la berge vers le l’eau noire, eau croupie, eau stagnante, les eaux profondes de mon inconscient fertile. Sans blessure, sans douleur, presqu’en l’ayant voulu… (sait-on jamais comment nous avons désiré notre chute?) Je suis avalée par l’élément liquide qui m’appelle comme pourrait le faire des sirènes malfaisantes. Je m’engouffre, je suis submergée. Mes branchies fonctionnent mal.

Devant moi, alors que je m’apprête à disparaître, sans refus, sans me battre, s’élève une haute stature noire aux cheveux blancs… une sensation délicieuse m’envahit et je m’abandonne, délivrée.

¤¤¤

 – Qu’as-tu ? Pourquoi ne te bats-tu pas ? Trouve un point d’appui, quelque chose de dur sur lequel reposer ton pied et pousser pour remonter à la surface, pousse !

J’entendais en sourdine les chants de Maldoror :  rien n’est si bon que son sang, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes amères comme le sel

Je suis imbibée, anéantie dans ces landes tourbeuses, je coule, je ridule, je me noie et je vous dis adieu.

Je ne plonge pas, je coule.

Où sont mes rochers ?

J’entends des becs qui claquent, des tenailles qui m’enserrent et me broient.

Je les revois ces monstres imaginaires dentus, fourchus, poilus dans les ondulations frauduleuses de mon esprit malade.

Est-ce lui qui me prend ? 

Est-ce lui qui m’emporte ?

Toi et ton hideux sourire de pourpre, toi et tes cheveux, tentacules vibrantes

Toi des îles lointaines

Toi des îles 

Toi et tes bras

N’ai-je donc tant vécu que pour t’avoir rêvé ? 

C’est donc moi qui te cherchais et toi qui m’a trouvée ?

J’ai parcouru tant de chemins boueux ou herbeux pour te sentir une fois de plus si proche ?

Ainsi tu es venu…

Ainsi tu m’as portée ? 

Que cherches-tu à faire de moi ?

Vers quelles contrées très obscures, quels contes maléfiques, cruelle créature m’entraînes-tu ?

C’est pour toi que je me suis extraite de toute société ?

Pour te donner mes lèvres et ma peau, la douceur de ma peau, la chaleur de mon corps.

Je sombre.

PASC

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