Toupet rouge

Saint-Vaast-la-Hougue, le 27 septembre 1936

Ma chérie,

Voilà terminé mon séjour chez Anselme, hôte chaleureux et ami dévoué, qui m’a bien soutenu dans les moments difficiles que je viens de traverser.

J’ai découvert un Cotentin plutôt rude, fait de paysages difficiles à approcher, hérissant — à juste titre ! — des défenses contre les super-prédateurs que nous sommes…

Je quitte donc demain Saint-Vaast-la-Hougue pour Montreuil-Bellay chez mon vieux copain angevin où m’attend une caisse de Chenin. Cela signifie que je ne rentre pas tout de suite à Rouen et il faut que je te raconte tout de suite l’aventure (est-ce le bon terme ?) que j’ai traversée dans ces marais du Bessin.

Le soir de mon arrivée, nous avions pas mal picolé. Le lendemain matin, l’esprit encore embrumé par une nuit sans sommeil, je suis allé m’asseoir face à la mer. Anselme habite dans une ancienne maison de pêcheurs au ras de la plage, à côté d’une grosse bâtisse baptisée « Les Flots » ; les gens disent que, de mémoire d’homme, personne n’avait jamais vu ses volets ouverts. Il faisait très doux, sans vent, la lumière était vive. Je me laissais absorber par le spectacle qui m’était offert : la vie de l’estran qui se découvrait peu à peu, au fur et à mesure que la mer reculait en longues lignes parallèles à l’horizon, parfois ourlées d’une écume jaunâtre.

À cause sans doute de la palette qui m’attendait dans l’atelier qu’Anselme avait aménagé pour moi dans son garage, je me mis à décliner le nom des bleus qui s’offraient à mon regard : une fine ligne de gris de Payne sur l’horizon, puis du bleu de Prusse, puis une large bande de bleu d’outremer (sans oublier la pointe de vert sapin chers à nos maîtres aux Beaux-arts !) et enfin un bleu très clair de plus en plus ocré par le sable de la plage. Ce matin-là, la plage appartenait aux goélands nonchalants. Parfois l’un d’eux s’envolait, lâchait quelque chose sur le sol, qu’il venait récupérer en rase-motte. Je n’ai pas tout de suite compris que c’était pour casser un coquillage récalcitrant et dévorer son contenu !

Me souvenant que j’avais promis à Basile des galets plats à deux trous « comme si c’étaient des yeux… tonton! » je me suis levé pour choisir quelques beaux spécimens quand des bruits de pas dans les coquilles de crépidules dont le haut de la plage était recouvert m’ont fait me retourner… une silhouette surmontée d’une houppe de cheveux rouges s’éloignait furtivement.

Anselme m’avait dit : « Tu ne peux pas quitter la région sans aller au marais de B. ! Bon, il faut dire que les ornithologues et botanistes protègent farouchement ce territoire pour en faire ce qu’on commence à appeler une “ réserve naturelle ” ! Autrement dit, pas de chemins pénétrants, les visiteurs sont confinés aux abords, dans un chemin de ronde bordé de grandes phragmites d’un côté et de l’autre d’une brousse d’églantiers, de ronces et d’aubépines… Le mieux, c’est de grimper sur la tour panoramique d’observation… Tu peux être tenté de croquer le célèbre clocher de Bribecq… »

J’ai obéi… Muni de puissantes jumelles, je scrutais l’étendue plate et herbeuse, espérant tout de même surprendre un héron solitaire, quelques ragondins ou lapins en goguette dans cette immensité déserte.

Je suivais à la jumelle un couple de cygnes sur un petit canal, quand je le vis : c’était bien lui, avec cette sorte de crête de cheveux rouges. Il avait relevé le bas de son pantalon et agitait les pieds dans l’eau croupie et verdâtre. Il regardait dans ma direction, me fit un petit signe. Je sursautai et le perdis de vue ; le temps de réajuster la visée, il avait disparu. Je finis par me convaincre que j’avais rêvé et j’ai alors cherché le clocher vanté par Anselme « à droite de la petite maison aux volets bleus, tu ne peux pas le rater. »

Je continuai mon exploration minutieuse et peu fructueuse. Le vent s’était levé, les nuages commençaient à se presser et s’amonceler, rendant le paysage un peu plus lugubre. Mon esprit restait occupé par la vision fugace de ce bonhomme aux cheveux rouges, m’attendant presque à le voir m’aborder sur cette plateforme dont je ne pourrais m’échapper s’il arrivait par l’escalier. Enfin j’aperçus le clocher fortifié de Bribecq avec ses quatre clochetons. Mais toute envie de dessiner m’avait abandonné, et je quittai très vite les lieux.

Anselme m’accompagnait rarement, très occupé par sa petite entreprise de croisières sur les canaux du marais. Les quatre ou cinq jours suivants, j’ai croisé cet individu à plusieurs reprises, lors de mes promenades solitaires. Il apparaissait toujours au moment où on ne l’attendait pas, dans des lieux dont on était pourtant sûr qu’il ne pouvait y accéder. Mon ami, à qui je m’étais confié, était persuadé que les apparitions intempestives de “ Toupet Rouge ”, ainsi que nous l’avions surnommé, étaient dues au surmenage consécutif à la préparation de ma dernière exposition. Mais en ami délicat et attentionné, il n’en laissait rien paraître.

— Qu’irait-il faire à Tatihou ? disait-il.

— Et au marais de B. ? Et à Coutances ? Et à Quinéville ? Je lui répondais.

À Tatihou, dans l’espace clos de l’île, dans cet univers soustrait au monde, j’espérais ne plus apercevoir l’exaspérante et flamboyante touffe de cheveux. Il n’avait pas embarqué sur le même petit bateau amphibie que moi, le premier de la journée. Je me refusai à penser qu’il aurait pu venir à pied par les parcs à huîtres à la basse mer.

Au débarcadère, j’hésitai : aller vers la plage ? Entrer dans le jardin du Lazaret ? Prendre le chemin menant vers le fort, rectiligne, bordé de prairies rases offrant une vue dégagées ? Le jardin du Lazaret m’attirait, tu connais ma nostalgie des contrées tropicales de mon enfance. Dès l’entrée, il me sembla voir s’agiter quelque chose de rouge derrière un vieil eucalyptus. Surmontant ma crainte, je me suis approché, je ne vis que d’énormes lys se balançant doucement… Mais c’en était trop… Le cœur battant, je ressortis et me dirigeai vers le fort, me mêlant à un groupe de promeneurs accompagné d’un guide ; je parvins à m’intéresser aux subtilités de l’architecture militaire prônée par Vauban, je retrouvai mon calme.

En revenant sur nos pas, nouvelle alerte : une tache rouge orangé sur un rocher au bord du chemin. « Ah ! C’est mon foulard ! Je croyais l’avoir perdu ! » S’exclama une grosse dame blonde.

Là, j’ai craqué. Je décidai d’embarquer pour le continent par le premier bateau. Au marin qui vérifia mon billet, je demandai : « Avez-vous vu un type aux cheveux rouges débarquer aujourd’hui ? ». L’homme m’a regardé d’une façon étrange : « Non… mais je n’ai pas assuré tous les départs ». En arrivant à la maison, Anselme a dit : « Alors ? ». J’ai répondu : « non… pas de Toupet Rouge  aujourd’hui… » Et je suis monté me coucher.

            Hier, enfin… je m’étais installé au bord du canal quand je l’ai vu au milieu de visiteurs sur un bateau-promenade dans le marais de Carentan. Il tenait dans ses bras un bébé pourvu d’une aussi belle touffe poil de carotte que celle dont il était doté. Anselme avait réussi à me convaincre de reprendre mes travaux ; il avait raison. Cela m’avait apaisé et j’avais fini par presque oublier ce que j’avais fini par prendre pour des hallucinations. J’avais commencé une série de croquis à l’encre, cherchant à capter les reflets sur l’eau noire du canal et la lumière qui s’y brisait en mille éclats de miroir au moindre souffle de vent.

Le groupe se préparait à descendre à la maison de l’éclusier, des gens très âgés, courbés par les ans, au pas hésitant. Il quitta l’embarcation le dernier ; le bébé se mit à pousser des cris stridents auxquels personne ne prêta attention. Toupet Rouge enfouit le bambin dans une valise énorme posée à ses pieds, se leva et suivit… Comment se fait-il que ce geste ne m’ait pas horrifié ? Il me sembla qu’il ne m’avait pas vu. Cette fois, me suis-je dit, c’est moi qui vais le poursuivre. J’abandonnai tout mon attirail de peintre et j’emboîtai le pas à la troupe, veillant à me dissimuler derrière la végétation foisonnante et enchevêtrée de petits saules, églantiers et ajoncs qui encombraient cet ancien chemin de halage. Les vieillards avançaient cahin-caha, les uns appuyés sur leurs cannes, les autres soutenus pas les plus valides, riant et plaisantant à grand éclats de voix.

Et là…  je fus brusquement saisi de stupéfaction et d’horreur. Obnubilé par son étrange toupet écarlate, je n’avais jusque là pas remarqué sa stature haute et massive. Il accéléra le pas. Les uns après les autres, il saisit les vieux par le cou et les fourra dans sa valise avant qu’ils n’aient eu le temps de se débattre. Il me sembla que cela ne prit qu’un instant…

Il se retourna, regarda dans ma direction, l’air de dire : « Toi, ton heure n’est pas encore venue ». Je me suis alors enfui à toutes jambes vers la buvette de l’embarcadère où je me suis fait servir un ballon de cognac que j’ai avalé d’un trait.

            Désirant passer cette dernière soirée tranquillement, je n’ai rien dit à Anselme de tout cela… Plus tard, peut-être… Mais j’avais besoin de raconter cela en mots sur le papier, tout de suite.

Voilà à quoi j’ai occupé cette semaine sans toi… j’espère que de ton côté ton séjour chez ta mère s’est bien passé, sans monstres à toupet de cheveux rouges ! Mais dans votre famille vous avez l’esprit tellement cartésien que cela ne risque pas d’arriver.

Avec tout mon amour, je t’embrasse,

Corentin

PS.- je suis sûr qu’avec les verbes au passé simple de mon récit, mes descriptions « poétopompeuses », tu vas te demander… bref ! Non, je n’étais sous l’emprise d’aucune drogue, mais ce qui m’est arrivé m’a semblé mériter de prendre le ton d’un récit fantastique, digne de Barbey d’Aurevilly, né non loin d’ici !

PPS.- Je joins à ma lettre un article de La Presse de la Manche relatant la mystérieuse disparition d’un groupe de huit personnes de la maison de retraite du Bois-Doré à Valognes cette semaine… Troublant, non ?…

Danielle Fayet

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