Le passe-frontière

Chaque matin, c’est le même rituel. Le pêcheur à la mouche se retrouve au bord de la rivière. La truite, tapie dans l’ombre, surveille la mouche qui virevolte au raz de l’eau, puis soudain d’un saut vigoureux et rapide, surgit hors de l’eau, gobe la mouche puis disparaît dans l’onde frémissante et glacée. Le pêcheur au milieu de la rivière va et vient concentré et rêveur. Il taquine la truite qui le défie. D’une rive à l’autre il suit lentement le cours d’eau, ligne frontière naturelle entre deux espaces verdoyants et boisés.

La quiétude du lieu ne dure qu’un temps. Alors que le pécheur se risque au milieu de la rivière il est interrompu par un individu vêtu d’un gilet rouge portant une tirelire au signe bien distinct de la croix rouge :  das rote kreuz . L’homme s’approche du bord de la rivière, le pécheur le rejoint, fouille dans ses poches en sort quelques shillings autrichien comprend vaguement qu’il s’agit d’une collecte organisée au profit de réfugiés qui fuient leur pays.  Viele danke  ! L’échange est de courte durée, le pêcheur retourne à la rivière, le quêteur s’éloigne traverse le champ qui jouxte la forêt disparaît dans les rayons du soleil couchant qui embrasent les sapins.

Le séjour en ce lieu bucolique fini, le pêcheur a repris le cours de sa vie, emportant avec lui ces questions qui le taraudent : qui sont ces réfugiés ? D’où viennent-ils ? Pourquoi passent-ils par cet endroit perdu ?

 

– Et non ! Pêcheur, tranquille et serein, tu ne rêves pas, tu vis dans ton monde et moi je fuis, je cours, je quitte mon pays, le bagage léger mais le cœur transi. J’ai senti le souffle, l’appel d’air, la porte s’est entr’ouverte je me suis engouffré, je n’ai pas réfléchi, c’est plus fort que moi, je peux respirer, je crève de froid, de soif, de faim, je crève de liberté.

Pêcheur comme je t’envie ! Pour moi, l’histoire a basculé, le monde s’est écroulé, le mur est tombé ! La truite, elle, n’a pas de frontière, elle divague, se laisse glisser le long des herbes folles qui se languissent au fond de l’eau. Toi, pécheur as-tu compris ? Tu es de l’autre côté de la frontière, tu es encore libre. Prends garde ! Un mur vient de tomber mais d’autres se rebâtissent. Alors, vite, n’hésite pas, saute sur la berge de l’autre côté du mur là où le soleil se noie dans l’océan là où les étoiles scintillent dans l’infini du firmament.

M.Odile Jouveaux

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