Franchir la frontière

Debout depuis six heures du matin, comme chaque jour, Frédéric n’arrivait pas à émerger de ses rêves. Il était né d’une famille modeste d’agriculteurs de la campagne bretonne et sa vie s’étirait au rythme des besoins des animaux de la ferme.

Les efforts physiques constants que nécessitaient les travaux journaliers avaient développé chez lui une musculature puissante ; le père ne plaisantait pas avec le travail, il fallait trimer à chaque heure de la journée, être fort, ne pas baisser les bras, même malade. La faiblesse était un mot à bannir parce qu’elle ne devait pas être.

Ce père dont il évitait de croiser le regard tellement il redoutait qu’il ne lise dans le sien.

Depuis son plus jeune âge Frédéric ressentait qu’il n’était pas à sa place dans ce corps dont il ne voulait pas, ce corps qui le répugnait et qu’il scarifiait depuis ses douze ans.

Il ne s’était jamais reconnu dans ce que son père en particulier, attendait d’un fils : être fort, viril, dur à la tâche. Frédéric rêvait de douceur, de raffinement, de jolies toilettes, de parfums subtils.

Certes, il avait pris du muscle mais il restait presque imberbe. Les traits de son visage étaient fins, ses yeux en amande, ombrés de longs cils noirs et recourbés.

A l’école il avait dû affronter les regards moqueurs ; ses allures d’éphèbe, ses cheveux bouclés, ses gestes maniérés, l’avaient tout naturellement dès la maternelle, éloigné des autres.

Ni assez garçon ni assez fille, il était toujours seul ; il n’avait pas pu entrer dans le moule, intégrer un clan.

Il devait se débrouiller seul et faire front.

Petit, il n’avait pas suffisamment de vocabulaire pour élaborer une définition de son état, mais il avait toujours ressenti de façon très instinctive qu’il ne correspondait pas à ce que son corps lui indiquait qu’il devait être.

Quand son père lui proposa de reprendre la ferme et d’arrêter les études pour le seconder, il fut soulagé de fuir le monde des collégiens et leur harcèlement. Alors il avait accepté.

Pourtant les travaux de la ferme étaient à l’opposé de ce dont il avait toujours rêvé ; les odeurs de fumier, de lisier, les mouches omniprésentes, la boue, finissaient par l’écœurer tant qu’il avait de plus en plus de mal à mener à bien son travail.

Le soir, seul dans sa chambre, il lui venait à penser que sa vie n’avait jamais été douce, qu’il avait toujours dû combattre, tricher, faire croire que, il n’avait jamais pu être lui-même, il ne pourrait jamais être ELLE.

Ironie du sort, ses parents l’avaient appelé Frédéric, l’un de ces prénoms qui s’accommodent aux deux genres.

Sa mère avait choisi ce prénom, une des rares décisions qui lui avait été accordée de prendre ; le père aurait préféré quelque chose de plus masculin.

Frédéric se disait pourtant souvent qu’il n’avait qu’une vie et qu’il était en train de la gâcher, mais il n’avait jamais envisagé de franchir le pas, d’oser, de bousculer l’ordre des choses, d’affronter la colère du père, la peur de sa mère, le poids des traditions, la honte de sa famille, le regard des voisins. C’était beaucoup, trop de chaos, de violence vis-à-vis de son entourage. »

A l’aube de ses 20 ans, sous le jet d’eau chaude de la douche, le désespoir fut si violent au regard de ce corps qui le répugnait, qu’il osa pour la première fois envisager franchir le grand pas, passer la frontière qui le mènerait à la liberté. Il lui parut si terriblement évident qu’il était en train de gâcher sa jeunesse, de renier ce que la vie pourrait lui offrir de bon, qu’il amorça un début de plan qui changerait définitivement le chemin tout tracé qu’il se refusait à suivre.

Bien sûr il lui faudrait tout quitter, la ferme, ses parents ; il n’était pas envisageable de devenir la fille des fermiers, de quoi offusquer tout l’entourage et peut être bien de condamner ses parents.

Depuis quelque temps il lisait beaucoup de revues médicales ou d’articles glanés sur internet et ce qui lui avait toujours paru inaccessible se dessinait petit à petit comme un possible.

Malgré tout le chaos que j’ai provoqué, je me sens soulagé. Le plus dur était de franchir le pas.

Je suis encore jeune et on ne l’est pas si longtemps. Je veux me créer des souvenirs heureux.

Mon père m’a renié, ma mère n’a pas su comprendre, n’a pas pu me croire ; elle qui a toujours mené une petite vie conforme au chemin qui lui était soi-disant destiné, sans vouloir autre chose, sans chercher à bousculer l’ordre établi, n’a pas pu intégrer l’information. Avec le temps peut-être. Nous sommes tellement lents à croire ce qui nous fait mal de croire. Je sais que j’ai fait beaucoup de mal autour de moi mais je crois qu’un jour ou l’autre j’aurais fini par en faire de toutes façons, je serais devenu aigri, en colère, peut-être même fou. J’ai voulu en finir avec l’insupportable.

J’ai entrepris toutes les démarches tant administratives que médicales pour devenir ELLE. Le chemin sera encore long, difficile, douloureux.

Rennes me plaît bien. J’ai trouvé un job de barman et un petit appartement sous les toits. Ici tout est plus facile. C’est une ville universitaire, culturelle, les esprits sont moins étriqués qu’à la campagne.

Les premières démarches ne furent pas si faciles. Je me rappelle être arrivé à mon premier rendez-vous à l’hôpital, comme on va se livrer à la police : fébrile, coupable, honteux.

Après plusieurs opérations, j’étais connu de tout le personnel ; ils suivaient ma transformation au même rythme que moi.

Lors d’un énième rendez-vous, en me tendant la fiche d’information à remplir, le secrétaire me dit avec un clin d’œil : ‘je coche la case Monsieur ou Madame ‘ ?  Ça m’a fait rire.

Clarysse

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