Naître c’est parfois être pris au piège

Le village était caché au fond de la savane, coupé du monde. Les jeunes ici ont pour seul avenir d’élever les chèvres, de cultiver le sorgho de s’abîmer les mains en essayant de faire pousser quelques plants chétifs dans une terre craquelée, assoiffée, ridée comme les visages de ces vieillards. Leur peau est rongée, craquelée par cette terre rouge. Elle vole partout quand souffle l’harmattan. Le vent pousse les plus chanceux à la ville où ils pourront peut-être faire des études.  L’avenir sera-t-il pour autant au rendez-vous ?

Alors germe dans l’esprit des plus audacieux l’idée du départ, de l’ailleurs, d’un autre chemin que celui suivi par les ancêtres. Le rêve d’une Europe radieuse et accueillante devient obsédant. Il arrive que le voyage se prépare avec la famille qui a choisi qui, des enfants sera le futur Ulysse. Ou bien on s’enfuit après avoir comploté en secret avec des amiEs.

C’était le cas de Camara l’intrépide. Avec sa taille de géant, il mesurait près de 2 mètres, il rêvait de devenir basketteur. Un soir sur une des collines de sable qui borde le village, il a pris sa décision. Les vagues de dunes se sont transformées en une mer et au-delà, a surgi l’Europe fantasmée, lieu de tous les espoirs.

Il s’est procuré une carte, objet rare dans ce pays. Il a observé des heures ces lignes de frontières. Il lui faudrait en traverser quatre ! Ces tracés artificiels, sinistres flétrissures à la surface de la terre devenaient des jeux de pistes où il fallait trouver l’arrivée. Il s’est mis en quête d’argent, a ramassé ces bouteilles vides, les  a revendues au marché ; il a rendu et monnayé mille services. Il a fallu trouver des papiers, ce passeport, talisman si cher gagné. Il a accumulé dans sa cachette les vêtements, les ustensiles dont il aurait besoin, lampe, chargeur, double portable, couverture de survie, vêtements de pluie, de quoi subister durant ce long voyage avec une obstination qui le portait.

Le jour du départ il attendit avec d’autres le vieux bus qui devait les emmener de l’autre côté de la première frontière. Cette première partie de la route, le délesta de près de la moitié de ses économies qu’il gardait dans la doublure de son pantalon. Après plusieurs jours de piste chaotique passés à dormir, somnoler, divaguer dans un siège inconfortable, dans un espèce d’état second, ils passèrent sans encombre un poste de gardiennage au milieu de nulle part. Il avait suffi de graisser la patte du planton. Puis il y eut d’autres haltes, des barrages, des claquements de portière, des voix fortes, des changements de véhicules, bus, camions. A-t-on passé des frontières ? Lesquelles ? Où est-on ? Personne  ne savait.

Un jour, le chauffeur s’arrêta net. L’ordre fut donné à tout le monde de descendre. Là commença le cauchemar, la traversée du désert, des silhouettes errant courbées face au vent, à la poussière. Ils ont marché des jours, de plus en plus vacillants, se traînant, avançant toujours plus loin comme les créatures de Giacometti. Les pieds dans le sable, ils suaient, haletaient, cherchaient leur chemin, apprenaient à se repérer la nuit avec les étoiles, à se reposer quelques heures dans le noir glacial, au seuil de la douleur. Au petit jour, avant que le soleil torride ne leur brûle la peau, les yeux, ne dessèche leur bouche, il leur fallait repartir, marcher, marcher … Combien de jours, combien de nuits, ils ne savaient plus.

Dans un nuage de poussière des jeeps arrivèrent en trombe avec des hommes armés qui leur ordonnèrent de monter à l’arrière. Ils furent emmenés dans l’horreur des camps lybiens. Dans des cases en terre battue, enchaînés ils devaient ramper pour atteindre la gamelle remplie une fois par jour, le matin et happer comme des animaux un liquide immonde. Ils vivaient dans leurs excréments. Il a cru mourir, ne jamais échapper à cette prison dont personne ne connaissait l’existence. Heureusement ils étaient plusieurs jeunes et pouvaient se soutenir, communiquer en échappant à la surveillance de leurs geôliers. Et, comme par miracle il arriva que ces miliciens, soldats, mercenaires disparurent. Ils étaient partis comme ils étaient venus, dans leurs véhicules guerriers, abandonnant là, leurs prisonniers entre ciel et terre, sans rien pour survivre. Ne plus être soumis à ces tortionnaires redonna de la force aux captifs. Ils trouvèrent le moyen de briser leurs chaînes. Ils reprirent leur longue marche sauvés par des nomades qui leur donnèrent quelques denrées, du lait de chamelle, qui avait la saveur du miel. Les hommes du désert leur indiquèrent les points d’eau, leur donnèrent des gourdes en peau de chameau, leur enseignèrent l’orientation avec les étoiles et la direction pour atteindre l’Espagne.

Après des jours de marche harassants, ils arrivèrent enfin à la frontière espagnole où ils trouvèrent facilement les trafiquants d’enfants. Ceux-ci les attendaient à la frontière où ils connaissaient les points de passage. Les jeunes crurent au miracle quand certains demandèrent quels étaient dans le groupe les basketteurs ou footballeurs. Ils choisirent leurs proies. Les fugitifs durent attendre encore des jours, payer à nouveau avant d’être embarqués sur un canot de fortune. Les passeurs leur prirent leur passeport car les mineurs n’ont pas le droit de passer la frontière. Camara ne reverra jamais ce précieux document si durement acquis. De l’autre côté, en Espagne les attendait un inconnu qui leur fut présenté comme un entraineur. C’était leur sauveur, celui qui leur permettrait d’intégrer une école sportive et de devenir champions de basket. Ils furent cinq jeunes mineurs à rencontrer l’entraineur. Il y eut une sélection. Trois sur les cinq furent retenus. Camara donna le meilleur de lui-même mais il ne fut pas sélectionné. On ne lui dit pas la vérité. On lui fit croire qu’il y aurait un autre rendez-vous. Il se retrouva avec un inconnu qui lui parla gentiment, lui offrit à manger dans cette ville inconnue où l’on parlait une langue étrangère. Sans rien lui dire, l’Homme partit aux toilettes. Camara ne le revit jamais. Il attendit des heures jusqu’à la fermeture du restaurant. Il dormit dans la rue sur un banc.

Peu de jours après, il fut arrêté par la police espagnole. Il eut beau raconter son histoire, personne ne l’écoutait, personne le crut. Il ne connaissait personne, plus un sou en poche. Les trafiquants pour traverser lui avaient remis un faux passeport, un faux nom et une fausse date de naissance, indiquant qu’il était majeur. Il fut accusé de faux et d’usage de faux documents.

Menotté il fut poussé dans une voiture qui fila sur l’autoroute. Arrivé à l’aéroport il entendit le vrombissement des réacteurs. Deux gardes civils  le poussèrent sur le tarmac et il gravit la passerelle en tanguant comme un bouchon sur les flots. Il était devenu une valise que l’on jette dans la soute à bagage.

Quel jour ? Quelle heure est-il ? Cet aéroport je le reconnais, on perle ma langue ! Je suis revenu sur le sol africain ! Je reprends mes esprits. Je me retrouve nu, dépouillé de mes rêves sur la terre rouge. J’étouffe… je sens monter la rage, ma gorge est serrée. Colère, impuissance mêlées. Je suis vide. Je ne peux pas retenir mes larmes. Retourner au village ? Impossible. C’est l’humiliation, la défaite. Attendre, me rouler en boule comme un chien sur le trottoir

Camara resta ainsi, plongé dans le désespoir pendant des jours. Il errait dans la capitale Conakry. Il rencontrait d’autres jeunes comme lui exilés de leur village ou expulsés de la terre étrangère. Petit à petit il se fit des amiEs qui lui apprirent à subsister. Il fit de petits boulots. L’espérance s’était transformée en machine à survie.

Dominique Pierre

Le passe-frontière

Chaque matin, c’est le même rituel. Le pêcheur à la mouche se retrouve au bord de la rivière. La truite, tapie dans l’ombre, surveille la mouche qui virevolte au raz de l’eau, puis soudain d’un saut vigoureux et rapide, surgit hors de l’eau, gobe la mouche puis disparaît dans l’onde frémissante et glacée. Le pêcheur au milieu de la rivière va et vient concentré et rêveur. Il taquine la truite qui le défie. D’une rive à l’autre il suit lentement le cours d’eau, ligne frontière naturelle entre deux espaces verdoyants et boisés. Lire la suite

Franchir la frontière

Il y a dehors des émerveillements, des voûtes célestes, des voies lactées, des éblouissements

Il y a dehors des soleils qui tempèrent, des lunes sur lesquelles on veut marcher.

Il y a dehors des millions de formes de vie, des explosions de culture.

Il y a dehors tant de choses, que je voudrais embrasser.

Mais, il y a dehors aussi, des explosions géo solaires, des catastrophes nucléaires, des tsunamis et de violents tremblements de terre. Lire la suite

Franchir la frontière

Debout depuis six heures du matin, comme chaque jour, Frédéric n’arrivait pas à émerger de ses rêves. Il était né d’une famille modeste d’agriculteurs de la campagne bretonne et sa vie s’étirait au rythme des besoins des animaux de la ferme.

Les efforts physiques constants que nécessitaient les travaux journaliers avaient développé chez lui une musculature puissante ; le père ne plaisantait pas avec le travail, il fallait trimer à chaque heure de la journée, être fort, ne pas baisser les bras, même malade. La faiblesse était un mot à bannir parce qu’elle ne devait pas être.

Ce père dont il évitait de croiser le regard tellement il redoutait qu’il ne lise dans le sien.

Depuis son plus jeune âge Frédéric ressentait qu’il n’était pas à sa place dans ce corps dont il ne voulait pas, ce corps qui le répugnait et qu’il scarifiait depuis ses douze ans. Lire la suite

Le rêve

Du haut de la falaise, une femme pleure, les yeux fixés au loin sur les verts et les gris de la mer. Elle pleure l’amour, éternelle souffrance des désillusions, des disparitions. L’amour perdu de son homme, marin dévoré par l’océan déchaîné. Dévoré par les flots écumants de la tempête, lui qu’on condamnait à crever d’avoir toujours trop bouffé. Elle le voit, il est là gisant dans la poussière voletante du crépuscule. La mort le guette et il rêve d’une gourmandise sans limite, au nez et à la barbe de ces corbeaux malfaisants, ces oiseaux de malheur. Et l’aube se lève, tendre aux oisillons du printemps qui s’échappent de la bouche du mourant vers le chèvrefeuille accroché au mur du jardin.

Annie Brottier