Longtemps l’aveugle a chanté dans les sous-sols du métro. Il avait des stations préférées selon les heures de la journée, passant de l’une à l’autre quand la fréquence des pas et le volume sonore diminuant lui indiquaient les heures d’affluence. Vêtu de son éternelle veste râpée aux poches déformées, il filait le long des murs sans crainte du moindre obstacle, le pas assuré, la tête redressée, sa canne blanche balayant le vide devant lui d’un geste rapide et cadencé.

Les gens qui tous les jours fréquentaient les couloirs du métro avaient l’habitude de l’entendre, bien avant de le voir, accoutumés à son timbre de voix, une voix grave et profonde, de celles qui atteignent le fond de l’âme quand on l’écoute. Mais personne ne lui prêtait attention ni ne s’arrêtait pour lui parler. Pas le temps. Un jour un petit garçon s’était planté devant lui intrigué et avant qu’il n’ait eu le temps de prononcer le moindre mot, l’aveugle s’était penché vers lui et avait murmuré Tu veux une chanson rien que pour toi ? Le oui de l’enfant tiré par la main s’était perdu dans le brouhaha de la foule mais lui l’avait entendu, ce oui qui n’était que pour lui, trois lettres qui avaient gonflé son cœur de bonheur. Il chantait l’aveugle, un répertoire constant qu’il agrémentait de nouveautés entendues on ne savait où, mais qui s’en préoccupait ? Il était là, barde chantant, poète de l’obscurité, soufflant des harmonies qui se perdaient dans les couloirs de la désolation. Il fallut un certain temps aux usagers dont l’oreille s’était faite à cet accompagnement sonore pour réaliser que leurs pas perdaient de leur allégresse, qu’ils avançaient plus lourdement, que leurs sacs et leurs vêtements pesaient plus lourds, que les couloirs leur semblaient plus longs. L’aveugle chanteur a disparu.

Maintenant que sa voix ne les guide plus, ils le cherchent des yeux  au détour des croisements de couloirs, ils tendent l’oreille en espérant happer la moindre note, ils le croient malade, l’imaginent mort et enterré on ne sait où. Certains qui depuis des années se côtoient aux mêmes heures sans jamais se parler s’interrogent : Vous savez, l’aveugle qui chante … Il n’est plus là  et d’autres de répondre :  Il a dû changer d’endroit, dommage.

Annie Brottier

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