L’espace-monde d’une chambre

 

Il est un hôtel près de Trouville/sur Mer, célèbre par son histoire et par les personnages illustres qui l’ont occupé. Il s’agit de l’Hôtel des Roches noires, énorme bâtisse qui comptait soixante-dix chambres sous le Second Empire, trois cents en 1913. Il a vécu l’arrivée de l’électricité. Les grands bourgeois, les milliardaires américains, les aristocrates russes, les industriels allemands y venaient en villégiature du temps où Trouville était une station balnéaire très prisée des riches. Il connut les deux guerres, résista aux bombardements, fut réquisitionné par les Allemands, puis transformé en hôpital de guerre. Par la suite il fut vendu par petits morceaux sous forme d’appartements.

Dans les années soixante, l’un d’eux, le numéro cent-cinq, est acquis par Marguerite Duras. Paradoxalement la rebelle devint propriétaire d’un appartement dans un hôtel de luxe. Toutefois, il n’était pas grand, composé d’une petite salle de séjour, d’une minuscule cuisine et de deux chambres. Elle y est venue tous les étés puis y a séjourné jusqu’à la fin de sa vie.

Je l’imagine dans sa chambre, pièce la plus spacieuse, entourée de ses livres. La bibliothèque était le seul meuble. Elle débordait de livres dans un désordre indescriptible. Les richesses de cette chambre étaient une large baie vitrée avec vue sur la mer et un balcon qui la prolongeait. À gauche de cette baie, se trouvait une table où étaient posé.es sa machine à écrire d’abord, puis l’ordinateur et, depuis toujours des cendriers pleins à ras bord. Sans doute qu’il y avait un endroit où s’empilaient les bouteilles, vides ou pleines. Cette chambre communiquait avec le séjour et une kitchenette minuscule. Les plats étaient préparés souvent par son jeune compagnon ou par une cuisinière, transitant directement de la cuisine à la chambre. L’écrivaine mangeait peu, à n’importe quelle heure, souvent dans cette chambre. Son luxe était de commander pour le dîner une assiette d’huîtres qu’elle se faisait livrer toujours à la même table de l’hôtel tant qu’elle a pu se déplacer. La vieille dame sortait peu à la fin de sa vie. Elle n’avait même plus la force de faire sa promenade quotidienne au bord de la mer. Mais le balcon lui permettait de voir la plage où Flaubert, à quinze ans a vu pour la première fois la femme dont il sera amoureux toute sa vie.

Des heures durant elle contemplait la mer. Regarder la mer, c’est regarder le tout écrivait-elle. Sans bouger de cette chambre, sont nés dans son cerveau des romans, des personnages, des films totalement déconnectés de ce lieu. Comme si la brume et la pluie normandes avaient flouté les contours et permis une échappée dans les contrées lointaines.

Souvent seule, là, Marguerite Duras vivait pourtant toujours au rythme du monde. Elle suivait par exemple quotidiennement les évènements de Gdansk en Pologne en 1980. Poreuse au monde, elle absorbait ses secousses pour mieux les assimiler et les transformer en pensées, puis en mots.

À la fois liée à son enfance et à son histoire, l’eau était toujours présente. Était-ce la proximité de la mer qui, dans sa chambre, la transportait au bord du Mékong ? Le mouvement perpétuel des vagues stimulait sa mémoire, déclenchait un retour sur soi en même temps qu’une disponibilité à la création.

Comment passer tant de jours, tant d’années dans l’espace clos de sa chambre ? Même valide, l’autrice avait fait ce choix. C’était peut-être une façon de se débarrasser des contraintes matérielles, de tous ces petits soucis quotidiens qui encombrent le cerveau et empêchent de laisser s’envoler l’imaginaire. Sa chambre était son espace-monde, où les murs étaient abolis, en osmose avec ce vaste paysage marin qui l’emmenait vers l’horizon, vers l’infini.

Dominique Pierre

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