Longtemps j’ai cru que j’y arriverais mais je me suis retrouvée prise au piège de mes propres recherches.
J’avais entrepris de construire l’arbre généalogique de ma famille côté paternel, mais très vite il s’est avéré qu’il s’imbriquait dans celui du côté maternel. La chose fut d’autant plus malaisée que souvent l’ordre des prénoms de l’État civil n’était pas respecté et que, au gré des écritures un Alphonse se transformait en Émile ou qu’un tréma faisait son apparition sur une lettre, et que la maudite manie de donner le prénom du père au fils premier né embrouillait encore davantage les recherches.
Au commencement c’est la mort imminente de mon père qui avait initié ce désir, partant du constat très simple que l’histoire familiale se perdrait sans traces tangibles pour la relater. D’autant que sa mémoire largement défaillante devait être ravivée, sans grand espoir hélas, pour entretenir encore un dialogue possible.
J’ai depuis largement appris sur cette maladie, de plus en plus répandue puisqu’il semble que près de deux millions de personnes en seront atteintes à l’horizon 2030. Ce n’est pas que j’aime particulièrement les statistiques mais un ami, spécialiste en éthologie m’a affirmé que ces projections étaient sans doute fiables.
Il est vrai qu’il s’est rarement trompé. Déjà lorsque nous étions au lycée ensemble, son attrait pour les mathématiques et les modèles algorithmiques nous fascinait. Quant à moi, c’était plutôt la philosophie, mais, puis-je le dire sans rougir, c’était plutôt ce jeune prof de philo qui m’attirait. Comme tous les profs de philo sa particularité vestimentaire était remarquable : toute l’année il alternait invariablement deux costumes en velours côtelé, l’un vert bouteille, l’autre marron foncé. Il fumait sa cigarette dans le couloir à la récréation et un taxi l’attendait le samedi midi pour l’amener rapidement à la gare du Havre pour regagner Paris.
C’est peut-être lui qui m’a donné le goût de la réflexion et encouragé à suivre mon chemin intérieur.
Quoiqu’il en soit cette recherche généalogique m’accapara de longs mois. Attablée à la table de mon ordinateur, il m’est arrivé de rester sur l’écran une bonne partie de nuits sans sommeil. Il faut dire que la sortie d’un nom en entraine un autre qu’il faut suivre jusqu’au bout en remontant de proche en proche jusqu’à sa naissance.
J’ai découvert à cette occasion les Archives Départementales : une mine insoupçonnée qui évite les déplacements en mairie comme autrefois. Ici, tout est numérisé et en un clic… quelle n’est pas l’excitation lorsqu’apparaît tout à coup l’ancêtre tant recherché ! Mais il convient de vérifier les noms des parents, les lieux de naissance, de mariage sinon retour à la case départ, c’est un homonyme ou un lointain cousin d’origine incertaine. Ce jeu de va et vient sans cesse recommencé m’a souvent fait noircir des pages de notes avec des noms barrés, des flèches, des mentions d’erreur, des encadrés en rouge pour à la fin constater que la branche ainsi déployée ne me concernait pas !
À la faveur de ce jeu de prénoms j’ai eu la surprise d’en apprendre quelques- uns tout à fait insolites ; ainsi en 1794 un ancêtre avait appelé ses deux filles Sororité et Égalité dans la minuscule commune dont il était le tout premier maire. Commune par ailleurs aujourd’hui disparue puisque la loi de simplification des communes de France en 1824 les a réduites à 36000. Ce qui ne facilite pas la tâche puisque par exemple Buglise a été absorbée par Cauville sur mer, que Franqueville et Saint Pierre ont fusionné en Saint Pierre de Franqueville puis en Franqueville saint pierre. Pour qui s’intéresse à l’évolution des noms la patience est de règle. Bref, dans ce labyrinthe inextricable, la persévérance dont j’ai réussi à faire preuve m’a, je l’avoue, étonnée moi-même.
Je suis en effet d’une nature plutôt impulsive et me reproche souvent mes réparties malencontreuses dans certaines situations. J’en veux pour preuve la sortie déplacée à l’encontre d’une amie qui avait perdu un enfant très jeune, ce que j’ignorais je dois le dire à ma décharge.
Mais là je restais des heures devant l’ordinateur à cliquer sur les communes du département, à ouvrir les pages d’état civil, années après années, à examiner à la fin de chaque décennie les naissances les mariages, les décès, les reconnaissances d’enfants.
C’est ainsi que je me suis rendu compte à quel point la guerre de 1870 avait fait des ravages dans notre région, le nombre de décès d’hommes jeunes atteignant des chiffres impressionnants. Un autre détail m’a aussi interpelée : il existait des communes protestantes et des communes catholiques, répertoriées sous cette appellation jusque récemment. J’en fus d’autant plus étonnée quand j’entendis un vieux cousin m’en apporter la confirmation au détour d’une conversation. C’est fou ce que l’on apprend de choses lorsqu’on fait des recherches, on tire un fil et c’est une pelote entière que l’on dévide.
Surprise je le fus aussi en découvrant des enfants illégitimes en grand nombre dans les villages. Un en particulier à la base de mon patronyme m’avait donné du fil à retordre puisqu’inscrit d’abord sous le nom de sa mère, il ne fut légitimé que plus tard lors du mariage de celle-ci et prit le nom du mari. La porte du labyrinthe s’était tout à coup ouverte par cette découverte.
J’avais aussi été satisfaite de savoir que le bâtard, comme on disait à l’époque, était à la source de mon propre nom ce qui me mettait en position pour le moins ironique face aux oncles et tantes qui faisaient un tel cas de la vertu de leur progéniture !
Bien d’autres surprises m’attendaient comme le constat que pendant l’année 1841 sur les treize enfants d’une famille, douze sont morts la même année y compris deux petits enfants ! Sans doute une épidémie, un empoisonnement que sais-je ?
L’écho lointain de tout ce foisonnement familial résonne encore en moi de toutes ces empreintes inscrites dans mon ADN.
Josette Emo